[Dossier] Évolutions et Trajectoires du cinéma fantastique chinois


Évolutions et trajectoires du Cinéma Fantastique Chinois :

Les cas HISTOIRE DE FANTÔMES CHINOIS (1987/2011) et GREEN SNAKE / LE SORCIER ET LE SERPENT BLANC (1993/2011)


    1. Introduction
    2. Un contexte compliqué
    3. Histoire de Fantômes Chinois, du Wu xia pian baroque à la superproduction « marvelisante »
    4. Green Snake et Le Sorcier et le Serpent Blanc, de la féérie adulte à la « Disney comedy »
    5. Un cinéma fantastique standardisé

Le cinéma hongkongais est-il mort ? Voilà une question qui agite les forums et débats entre amateurs de cinéma asiatique depuis maintenant une bonne décennie. Comme bien souvent, la réponse n’est pas simple et les affirmations, qu’elles soient positives ou négatives, se doivent d’être nuancées.

Premièrement, force est de constater que le cinéma HK, si novateur, délirant et audacieux dans les années 80 et 90, grâce aux fulgurances des réalisateurs issus de la « nouvelle vague » (Tsui Hark, John Woo, Ringo Lam…), s’est peu à peu figé dans des techniques visuelles et narratives usitées.

Ceux qui ont connu l’émerveillement devant la folie créative des années de gloire peinent aujourd’hui à retrouver ce ressenti au visionnage de la production chinoise actuelle. Changement de taille : pour beaucoup de métrages, elle n’est plus uniquement hongkongaise mais aussi chinoise continentale.

Le cinéma chinois, et plus particulièrement celui de Hong Kong, a changé. Ceci est remarquable autant dans ses techniques proprement cinématographiques (narration, montage, SFX, acting…) que dans ses modes de productions. Le genre qui en sera le plus affecté est celui qui nous intéresse ici : le film fantastique et son sous-genre typiquement hongkongais, la Ghost Kung Fu Comedy.

La Ghost Kung Fu Comedy, mêlant fantastique, burlesque et arts martiaux (kung fu ou wu xia pian, les films de sabres) est un des genres du cinéma HK ayant connu un renouveau dans les années 80, notamment avec les réalisations et productions de Sammo Hung telles que L’Exorciste Chinois 1 et 2 (1980 et 1989) et la saga  Mr Vampire (1985-1988). Ce genre produira son lot de films oubliables mais donnera aussi naissance à quelques classiques tels que La Fureur du Revenant (Wu Ma,1982)  ou The Ultimate Vampire (Andrew Law,1991) et d’authentiques chefs d’œuvres comme ce qui va nous intéresser ici : la trilogie Histoire de fantômes chinois, réalisée par Ching Siu-Tung (ou Tony Ching selon les films) et co-réalisée et produite par Tsui Hark entre 1987 et 1991.

L’Exorciste Chinois / Mr Vampire


Un contexte compliqué

Avant de nous pencher plus profondément sur cette œuvre culte, il convient de rappeler les changements radicaux, d’ordres politiques et économiques, ayant présidé à l’évolution du cinéma de Hong Kong.

1997 est, pour Hong Kong, l’année de la rétrocession et la fin du bail de 99 ans établi entre les empires britanniques et chinois concernant Hong Kong et Kowloon. L’île et son industrie cinématographique passent alors sous contrôle étatique chinois, ce qui provoque le départ de nombreux réalisateurs craintifs pour leur liberté d’expression et de création vers Taïwan et les États-Unis. Les résultats seront la plupart du temps assez décevants. Les réalisateurs chinois, à l’instar de Tsui Hark ou Ringo Lam, échouant à s’intégrer pleinement dans le système hollywoodien, se retrouveront à travailler sur des séries B sans grandes ambitions artistiques. Seul John Woo, plus docile,  parviendra tant bien que mal à tirer son épingle du jeu avec des réalisations telles que Volte face (1997) ou Mission Impossible 2 (2000), sans toutefois retrouver la superbe de ses réalisations HK.

Pour l’industrie du cinéma HK, et surtout pour le genre du fantastique, les changements sont importants :

  • Afin de ne pas subir la politique des quotas appliquée aux films étrangers et avoir un accès satisfaisant au public chinois continental, les productions HK doivent entrer en coproduction avec des firmes continentales liées au gouvernement chinois.
  • Ces coproductions ont l’avantage d’ouvrir l’accès à un public nombreux et consommateur. Les apports financiers sont aussi non négligeables. Néanmoins, les goûts et attentes du public continental sont différents. Pour les séduire, les réalisateurs hongkongais devront prendre cette sensibilité en compte. Il faudra aussi s’adapter à la censure et à la susceptibilité des autorités chinoises quant aux messages contenus dans les films.
  • Les productions se « lissent », s’uniformisent en vue d’atteindre des objectifs commerciaux nationaux et pour combler les attentes des autorités quant à la conquête des publics occidentaux et le renforcement du soft power chinois à travers le monde.
  • Ceux qui refuseront ce contrôle se verront alors confinés à des productions exclusivement hongkongaises, au public moins nombreux et, forcément, au budget plus limité. Le genre fantastique, avec ses effets spéciaux onéreux, pourra difficilement trouver un modèle économique viable dans ces conditions. C’est aussi pour cette raison que la production strictement HK est, de nos jours, beaucoup plus portée vers des comédies ou des drames, et quasiment plus vers le fantastique.
  • Pendant longtemps, le gouvernement communiste chinois a interdit le genre fantastique sur le territoire chinois. Selon lui, le fantastique encouragerait la superstition et les croyances infondées. Depuis, quelques concessions ont été faites mais certaines conditions subsistent: Les histoires fantastiques doivent être issues du folklore ou du patrimoine chinois (C’est le cas pour Histoire de Fantômes Chinois, Green Snake ou encore les multiples adaptations du Roi Singe). De plus, les aspects fantastiques du récit doivent pouvoir se justifier rationnellement. Ainsi, dans la remarquable trilogie des Détective Dee de Tsui Hark (2010-2018), on parvient, après enquête, à expliquer ce qui produit des phénomènes jugés d’abord comme surnaturels.

Dans ce contexte, on comprend aisément pourquoi le genre fait aujourd’hui pâle figure. Tout du moins, il ne connait plus l’audace et l’inventivité de la période de la « nouvelle vague ». Le genre est pourtant, comme nous le verrons, entrepris et façonné aujourd’hui par les mêmes réalisateurs qu’à l’époque. Cependant, les modes de financement, les attentes et les techniques proprement cinématographiques ont changé et le cinéma fantastique chinois avec lui; parfois pour le meilleur (les trois Detective Dee cités plus haut) mais souvent pour le « pas terrible » et l’oubliable comme les peu marquants League of Gods (Koan Hui-On,2016) et Dynasty Warrior (Roy Chow Hin Yeung, 2021), entre autres superproductions récentes.

Néanmoins, le genre, aidé par les financement continentaux et l’attrait des publics chinois et internationaux, subsiste. Loin d’ignorer sa tradition et son glorieux passé, il tente souvent de s’y rattacher afin de retrouver une légitimité et une inspiration qu’il peine à renouveler. Nous pouvons observer le même phénomène outre-atlantique avec la flopée de remakes et reboots des fleurons des années 80 et 90 sorties ces dernières années. De nombreux remakes de grands classiques des années 80 et 90 sont donc aussi produits et réalisés en Chine. Cette tendance, encouragée par les firmes continentales, n’est pas non plus sans arrière pensées purement politiques. Comme nous allons le voir, C’est le cas de Histoire de fantômes chinois de Wilson Yip et de Le sorcier et le serpent blanc de Ching Tsiu Tung, deux productions sino-hongkongaises sorties  en 2011.


Histoire de Fantômes Chinois, du Wu xia pian baroque à la superproduction « marvelisante »

Histoire de Fantômes Chinois 1987 et 2011

Avant même les succès internationaux des films de John Woo, de Tigre et Dragon (Ang Lee, 2000) ou In the Mood for Love (Wong Kar Wai, 2000), c’est bien Histoire de fantômes chinois, qui, dès 1987, a droit aux honneurs de la critique occidentale et à une distribution décente hors d’Asie. Le film, officiellement réalisé par Ching Tsiu Tung et produit par le génie Tsui Hark via sa firme la Film Workshop, gagne le prix du jury au festival d’Avoriaz en 1988. Avant cela, seul le magnifique  A Touch of Zen de King Hu (1970) avait remporté le grand prix technique du festival de Cannes en 1975, soit cinq ans après sa sortie.

Le film met en scène les tribulations de Ning (Leslie Cheung), jeune collecteur d’impôts désargenté qui, faute de moyens, devra passer la nuit dans un temple hanté perdu au milieu des bois. Il tombera éperdument amoureux d’une jeune fantôme mangeuse d’hommes, Siu Sin (Joey Wong). Celle ci, troublée par l’innocence et la pureté de Ning, en viendra à partager les mêmes sentiments. Cependant, Ning est tiraillé entre son amour pour Siu Sin et son amitié pour un moine taoïste chasseur de démons. La jeune fantôme, contrainte de séduire des hommes pour le compte d’un arbre démon détenant son âme, se refuse à livrer son amant. Un amour impossible et dramatique se déroule donc dans un rythme alternant les séquences purement poétiques et les scènes d’action totalement hystériques.

Tout ceci donne un mélange surprenant de plusieurs genres (horreur, fantastique, arts martiaux, comédie, romance…) faisant du film un ovni inclassable mais totalement envoutant aux yeux du public occidental.

Le film s’inscrit pourtant au plus profond du folklore et de la tradition cinématographique chinoise. Il s’agit en effet d’une adaptation plutôt libre de la nouvelle L’étui merveilleux, issue des Contes de l’étrange de Pu Songling (1640-1715). C’est aussi un remake du film L’ombre enchanteresse (Li Han Siang, 1959), basé sur la même nouvelle. En 1984, une adaptation beaucoup plus fidèle du roman sort à Hong-Kong; Il s’agit de Love with a ghost in Lushan de Fong Pao qui ne connaitra pas le même succès. La version de 1987 est davantage basée sur le film de 1959, dont elle reprend plusieurs éléments; notamment la danse de Yen, un moine chasseur de démons joué par Wu Ma, ou encore l’arbre enflammé.

Bien qu’officiellement réalisé par Ching Tsiu Tung, grand chorégraphe de scènes de combat, le film est écrit, conceptualisé, casté et même tourné pour plusieurs scènes par Tsui Hark dont l’interventionnisme en tant que producteur est légendaire. Le film est d’ailleurs fortement marqué de son empreinte. On y retrouve son montage frénétique, ses mouvement de caméra nerveux et sa narration décousue. On peut toutefois entrevoir le style de Ching dans quelques scènes d’action mais l’atmosphère et le déroulement du métrage se rapprochent trop fortement d’autres œuvres de Hark (The lovers, Green Snake…) pour que ce film ne soit pas aussi porté à son actif. Une autre fructueuse collaboration entre les deux hommes suscitera les mêmes questions et le même constat, la superbe trilogie Swordsman, parue entre 1990 et 1992.

Pour Tsui Hark, la reconnaissance internationale du film est une consécration. Né au Vietnam en 1951, formé aux États-Unis à la Southern Methodist University de Dallas, il est imprégné de culture occidentale tout autant qu’il est fasciné par l’héritage traditionnel chinois. Comme le dira le compositeur James Wong, auteur des chansons du film: « ses films revisitent les grands mythes de la culture chinoise en utilisant des moyens techniques proches du cinéma occidental« . On reconnaît d’ailleurs dans Histoire de Fantômes Chinois l’influence d’un Sam Raimi et de son Evil Dead (1981), ne serait ce que par cette cabane isolée dans les bois, cernée par la nuit et le brouillard, ses arbres attaquant les humains avec leurs branches, ainsi que plusieurs mouvements de caméra.

Evil Dead (1981 / Histoire de Fantômes Chinois (1987)

Depuis ses débuts, Tsui Hark entend révolutionner les genres du cinéma chinois, qu’il trouve sclérosés dans des codes et des modes de production obsolètes. Dès ses premiers films tels que Butterfly Murders (1979) ou L’Enfer des Armes (1980), il dynamite les genres du wu xia pian (films de sabres) et du polar pour en faire soit des contes fantastiques et mystérieux, soit des brulots sociaux et contestataires. En 1983, avec Zu, les Guerriers de la Montagne Magique, un récit d’heroic fantasy chinoise, il tente encore de pousser le cinéma HK vers une folie visuelle jamais vue auparavant . Pour ce faire, il s’offrira les services de Robert Blalack de chez ILM, ayant travaillé sur les effets spéciaux de Star Wars, sans avoir toutefois le même budget que Georges Lucas. Néanmoins, les films de Hark, bien que souvent salués par la critique, sont des échecs commerciaux. Trop iconoclastes, trop visionnaires, trop touffus… trop en avance ?

Pour ne pas avoir à faire de compromis quant à ses choix artistiques, Tsui Hark fondera sa propre compagnie, la Film Workshop, au sein de laquelle il produira ses films mais aussi ceux des grands noms de la réalisation hongkongaise : John Woo, Ringo Lam, Johnnie To, Yuen Woo-Ping et bien sûr, Ching Tsiu-Tung… Tous passeront par cette écurie qui, durant les années 90, produira un nombre conséquent de films cultes et révolutionnaires.

Avec Histoire de Fantômes Chinois, un palier est donc franchi dans la carrière de réalisateur et de producteur de Tsui Hark. A l’occasion de la production de ce film, il mettra sur pied la Cinefex Workshop, sa compagnie d’effets spéciaux.

Ces derniers, très nombreux pour un film HK de l’époque, à l’allure artisanale et aujourd’hui un peu kitsch (ce qui a un charme certain) ajoutent encore à l’aspect intemporel du métrage : des morts-vivants en stop-motion, des langues géantes (animatronique), des têtes volantes, des protagonistes lançant des éclairs (incrustations) et volant dans les airs (les fameuses techniques de câble du cinéma HK)… en bref, tout un bestiaire évoluant dans des décors à la beauté formelle et poétique impeccable, qu’ils soient des temples en ruine ou une nuit embrumée et bleutée influençant l’atmosphère des films fantastiques chinois qui suivront.

Histoire de Fantômes Chinois (1987)

Cette romance tragique à l’érotisme prude, sujet intemporel et universel par excellence, portée par des stars comme Leslie Cheung et Joey Wong est mêlée à un humour cantonais très présent. L’humour cantonais peut sembler assez puéril et lourdaud pour le spectateur néophyte mais fait pourtant tout le sel de la Ghost kung fu Comedy depuis L’Exorciste Chinois.

Le plus remarquable est bien entendu cette réalisation folle, aux travellings et aux zooms frénétiques, à la caméra subjective s’invitant même dans les entrailles des victimes des démons, au montage épileptique mais toujours lisible faisant du film un classique instantané. Le succès du film donnera naissance à deux suites en 1989 et 1991 (l’intégrale de la trilogie, éditée en France chez HK Vidéo, vous coutera aujourd’hui quelques centaines d’euros). Techniquement plus abouties et davantage tournée vers l’action, elles décevront certains fans du premier volet attachés à son romantisme onirique.

Le sous texte politique propre à la plupart des films de Tsui Hark est moins présent dans le premier volet. Nous y rencontrons tout de même quelques personnages véreux (juge corrompu, policiers brutaux…) et le candide collecteur d’impôts repoussé et méprisé par des villageois qu’on imagine asservis et rackettés par les taxes. Cet aspect est renforcé dans les épisode suivants où des eunuques corrompus et maléfiques de l’administration impériale et des factions rebelles occupent une bonne partie du récit.

En revanche, le film questionne de façon continue les questions de genre et de sexualité et ce, par plusieurs moyens. Tout d’abord, le choix de la star de la pop cantonaise Leslie Cheung pour assurer le rôle principal n’est pas anodin. Celui-ci, mort en 2003 après un suicide, était notoirement bisexuel. La réflexion sur la fluidité des identités sexuelles et leurs conséquences sociales transpire des choix artistiques de l’acteur pendant toute sa carrière (Adieu ma Concubine en 1993, He’s a Woman, She’s a Man en 1995, Happy Together en 1997…). La sexualité non genrée de Leslie Cheung est ici mise en avant symboliquement à plusieurs occasions. Par exemple, la scène où celui-ci se tient debout et effrayé entre les sabres (image phallique par excellence) de deux hommes ne souffre guère d’ambiguïté. Nous pouvons voir aussi qu’il n’est pas de suite attiré sexuellement par Siu Sing, comme le sont ses autres victimes. Autre figure intéressante, celle de l’arbre démon : il s’agit d’un travesti (chose courante dans le cinéma chinois), à l’identité sexuelle floue, dont la voix n’est ni celle d’un homme, ni celle d’une femme. En bref, derrière ce film romantico-horrifique s’articule tout un sous texte mettant en débat ce types de questions.

En 2011, sort un remake réalisé par le prolifique et bankable Wilson Yip, auteur de certains des plus gros blockbusters d’action de ce début du XXIe siècle tels que SPL (2005) et la saga des Ip man (2008, 2010, 2015, 2019). Cette production sino-hongkongaise déploie un budget conséquent (20 millions de dollars US) pour offrir au public un classique revisité à grand spectacle.

Le remake de Yip entreprend de se rattacher à un héritage et entend marcher dans les pas de son illustre aîné. Dès la troisième scène du métrage, nous voyons le collecteur d’impôts Ning, vêtu à l’identique, déambuler dans les bois sur le thème musical du film de 1987. Quelques scènes se déroulant dans une nuit bleutée et embrumée résonnent comme un clin d’oeil à la trilogie originale. Le film est d’ailleurs truffé de références aux grands classiques et mythes du genre : Siu Sin se transforme en petit renard blanc (à la CGI assez ridicule) comme dans Painted Skins (Gordon Chan, 2008), un des chasseurs de démons est un sabreur manchot comme dans Le Bras de la Bengeance et  La Rage du Tigre (Chang Cheh, 1969 et 1971), deux démons sont des serpents blanc et vert comme dans Green Snake (Tsui Hark, 1993)…

Nous sommes là en présence d’un film généreux, tentant de bien faire en respectant le matériel de base tout en y apportant du neuf, le tout orné d’effets spéciaux remis au goût du jour. Malheureusement, Yip s’embourbe dans des originalités scénaristiques qui ne fonctionnent pas. En revanche, ces modifications ne sont pas innocentes. De l’amour impossible entre un jeune naïf et une fantôme on passe ici à un triangle amoureux peu convaincant reléguant la romance entre Ning et Siu Sin au second plan. En effet, le vieux moine taoïste Yen Chek Hsia joué par Wu Ma dans le premier opus devient ici un jeune, viril et beau chasseur de démons (Louis Koo), lui-même amoureux de Siu Sin, plus ici « jeune fille en détresse » que « mangeuse d’hommes ». Hélas, cette dernière ne se souvient pas de lui suite au coup de poignard qu’il lui avait porté jadis … Bref, tout ceci est bien compliqué. Le plus frappant est que ce changement scénaristique de taille nous est asséné dès la scène d’ouverture. Pris dans la manie actuelle d’étoffer les intrigues, de complexifier les enjeux et de multiplier les protagonistes (de quatre personnages principaux, on passe ici à une dizaine), l’intrigue ne retrouve pas la fraicheur simple et convaincante ayant fait le succès de l’original.

Yen et L’Arbre Démon version 2011

Seulement, ces changements prennent sens dans le sous-texte que propose le film de Yip. Ning est ici vu davantage comme un jeune garçon que comme un homme. Il n’est jamais sexualisé et semble terrifié par les avances de Siu Sing, tel un adolescent inexpérimenté. Les questions de genre et de bisexualité du film de 1987 sont totalement effacées au profit d’un discours sur la « conduite honorable » d’un jeune homme dont le respect des normes morales ne peut qu’aboutir à un amour pur, donc platonique.

C’est ici le personnage de Yen qui prend en charge d’apporter la charge sexuelle et la vision de la masculinité proposée par le métrage. Alors qu’en 1987, Yen était un vieux moine solitaire ascétique, donc forcément célibataire et chaste, il est ici amoureux de Siu Sin. Il est indécis, il pleure son amour perdu, il est musclé, il est viril et propose donc une image de l’homme totalement différente. Le remake, contrairement à l’original, traite de compétition hétérosexuelle et de virilité. D’ailleurs, tel un homme viril et droit, Yen se sacrifie. Mais pourquoi au juste ? Permettre la victoire de ses frères d’armes comme un valeureux guerrier ? Parce qu’il ne peut pas vivre son amour comme un amant torturé ?

De même, la figure de l’arbre démon est ici indéniablement une femme. Sa façon de consommer l’énergie vitale des hommes étant ses victimes est d’ailleurs fortement sexualisée. L’aspect « transgenre » du personnage de 1987 est complètement absent.

La charge érotique du film de 1987 a elle aussi complètement disparu. Le métrage est visiblement destiné à un très grand public plutôt adolescent (« une réponse hongkongaise à Twilight » selon le China Post du 26 mai 2011). Edulcorant au maximum la romance au point de la rendre assez mièvre et insipide, le remake ne parvient pas à nous emporter et à nous investir dans les sentiments et les relations entre les protagonistes.

De plus, il s’embourbe dans une des grandes caractéristique des productions actuelles : tout justifier et tout expliquer. Si Ning s’en va dormir comme un benêt dans un temple qu’il sait pourtant hanté en 1987 (parce que c’est comme ça et c’est tout), il se rend à présent dans ce temple pour y chercher une source d’eau pouvant subvenir au besoin du village. Ce sont d’ailleurs les villageois qui sont ici brutaux et plus les policiers qui, comme le juge corrompu, ont simplement disparu.

Autre changement, le jeu des acteurs : afin de correspondre aux standards internationaux (surtout américains), les blockbusters chinois ne proposent plus le jeu traditionnel des comédies horrifiques. Fini le « surjeu » théâtral et parfois hystérique digne de personnages de shônen propre aux comédies chinoises. Ici, les acteurs sont sérieux et ne plaisantent pas ; en tout cas en ce qui concerne les héros. Quelques personnages secondaires peuvent toutefois se laisser aller à quelques bouffonneries. Si le film entend se rattacher au patrimoine fantastique du cinéma HK, c’en est donc fini de la Ghost Kung Fu Comedy. Tout est ici grave et torturé, ce qui devient bien souvent quelque peu ridicule.

Depuis quelques années, Les productions Marvel, modèle incontournable du blockbuster chinois, ont injecté une bonne dose d’humour et de dérision dans leurs films afin d’éviter cet aspect nanardesque que le trop de sérieux peut occasionner. En 2011, ce n’était pas encore le cas et le film de Yip, calqué sur les superproductions américaines dans sa narration, son acting et son visuel, s’inscrit dans cette tendance. Si les références de Hark étaient le Evil Dead de Sam Raimi et les wu xia pian des années 60, celles de Yip lorgnent vers les films de super-héros pour teenagers à la sauce Marvel ou DC, et cela change tout.

Les CGI « marvelisants » de Histoire de Fantômes Chinois (2011)

Les effets spéciaux, conçus par une firme coréenne et représentant environ 60% du budget, sont ici en grande partie numériques. Wilson Yip, conscient du problème, a souvent insisté sur le fait qu’il avait essayer de réduire les CGI pour recourir à des techniques plus traditionnelles, notamment en privilégiant les décors studio sur les fonds verts. Force est de constater que cela ne se remarque que très peu à l’écran. Souvent convenablement exécutés (mais pas toujours), les décors et les monstres de synthèse ne peuvent surprendre nos yeux aujourd’hui complètement saturés de ce genre d’image. Les effets de 1987, bricolés et kitsch à souhait, avaient tout de même un certain cachet et collaient parfaitement à l’ambiance tragi-comique du film. Ils participaient même à sa charge poétique et onirique. Les CGI proposés ici font du film un produit lisse et aseptisé, trop sage pour être étonnants et trop propre pour convaincre de leur réalité.

Le remake de Wilson Yip n’est pourtant pas un mauvais film. Les scènes d’action sont de bonne facture et la réalisation est soignée. Ces qualités en font un spectacle divertissant. Mais pas plus. Il est un produit de son époque, de son contexte économique et politique. Comme aux États-Unis, ce sont les studios qui dirigent les projets, les réalisateurs devant s’effacer devant un cahier des charges strict et précis. C’est un « film pop corn » facilement consommable et très vite oubliable comme le sont ces modèles américains, plus occupés à gagner des parts de marché qu’à proposer des œuvres réellement novatrices. Les amateurs du genre passeront un bon moment durant son visionnage mais les fans du classique de 1987 ne pourront que constater le fossé qualitatif et créatif entre les deux versions.


Green Snake et Le Sorcier et le Serpent Blanc, de la féérie adulte à la « Disney comedy »

Green Snake (1993) / Le Sorcier et le Serpent Blanc (2011)

La même année que Wilson Yip, le vétéran Ching Tsiu-Tung, lui-même réalisateur du Histoire de Fantômes Chinois de 1987, entreprend la réalisation du remake d’un film culte des années 90, le Green Snake de Tsui Hark, sorti en 1993.

Le scénario est tiré d’un roman de Lilian Lee Pi Hua, lui-même inspiré par une des légendes les plus populaires du folklore chinois, celle du serpent blanc, ayant auparavant connu de multiples adaptations à l’opéra et au cinéma (une version animée a d’ailleurs été récemment distribuée par Netflix). Le film de Tsui Hark est une fable romantico-fantastique ayant marqué l’histoire du cinéma chinois. Sûrement l’un des plus beaux films de l’auteur au niveau visuel, Green Snake retrace l’histoire de deux sœurs serpents (Maggie Cheung et Joey Wong), l’une blanche, l’autre verte, parvenant à prendre forme humaine grâce à un chapelet bouddhique. Transgressant ainsi l’ordre naturel des choses, elles sont alors pris en chasse par un moine chasseur de démons (Vincent Zhao). Lors de leurs pérégrinations, elles tentent de comprendre et d’expérimenter les sentiments humains, y compris l’amour pour Blanche, tombant sous le charme d’un apprenti fonctionnaire gentil et candide et rendant par cela Verte confuse, curieuse et jalouse.

Femme-démons, jeune amoureux transi, moine taoïste sévère, amour impossible, érotisme…les mêmes ingrédients que ceux d’Histoire de Fantômes Chinois sont ici convoqués pour donner naissance à un fable onirique et surnaturelle dont le ton et l’ambiance diffèrent de toute réalisation antérieure. La narration et le montage se font moins frénétiques, plus contemplatifs (sans toutefois exagérer, nous sommes chez Tsui Hark) pour faire du métrage une sorte de rêve éveillé poétique et envoûtant. Des décors somptueux, inspirés des estampes chinoises traditionnelles, sublimés par un jeu de couleurs assez exceptionnel et des effets spéciaux souvent surannés donnent au film cet aspect de féérie intemporelle, d’univers volontairement irréel et théâtral (décors studio, ciel peint, filtres en tout genre…).

Green Snake (1993)

Comme d’habitude chez Hark, un sous texte politico-religieux, via les doutes dogmatiques du moine sur son action et ses conceptions de l’humain et de l’ordre social, montre le bout de son nez. Toute une réflexion sur l’amour, la sensualité, le désir (hétérosexuel ou homosexuel), la frustration et son lot de joies et de névroses habitent l’oeuvre sans rien enlever de son onirisme. Green Snake est un chef d’oeuvre, une création unique, une claque visuelle à chaque plan.

Green Snake (1993)

En 2011, Ching Tsiu Tung entend donc revisiter le mythe du serpent blanc et le film de son ancien collaborateur avec Le Sorcier et le Serpent Blanc, production sino-hongkongaise au budget conséquent et au casting de luxe (notamment Jet Li qui reprend le rôle du moine joué par Vincent Zhao).

Le scénario, écrit par Charcoal Tan, également auteur du remake de Wilson Yip analysé plus haut, diffère quelque peu du scénario de Green Snake. Le jeune érudit devient une sorte d’herboriste capable de faire des potions guérissantes. Il n’y a plus un seul moine car celui-ci est accompagné d’un disciple qui se transformera en vampire au cours du récit et connaitra une petite amourette avec Verte. Une troupe de petits animaux parlants en CGI accompagne et conseille Blanche qui vit un amour pur et sincère avec l’herboriste. Toute la charge sexuelle de l’original est encore une fois totalement évacuée. Malgré quelques baisers, la relation entre Blanche et son amant est ici platonique et très « fleur bleue ». Les frustrations de Verte sont mises au placard, remplacées par une relation plus amicale qu’autre chose avec le jeune disciple devenu vampire, ne pouvant qu’aboutir à une comédie assez mièvre. Ses tentations bisexuelles, notamment mises en valeur en 1993 par la scène très sensuelle de danse avec une chanteuse indienne, sont bien entendu absentes du récit.

Ici, tout le monde est gentil, tout le monde est beau… Exit les ambitions sociales du jeune fonctionnaire, les doutes religieux du moine, les sentiments ambivalents de Blanche et Verte… Toute complexité est effacée au profit d’un spectacle généreux certes, mais adressé à un très jeune public. Un vrai Disney à la chinoise, pleins de bons sentiments et de couleurs chatoyantes.

Le Sorcier et le Serpent Blanc (2011)

Le spectacle n’est pas déplaisant en soi et se laisse agréablement regarder mais toute la poésie et la profondeur du film de Tsui Hark y est délaissée. Les décors studio et les animatroniques de 1993 ont cédé la place à des décors numérisés plutôt bien réussis et à des animations et des effets en CGI mal exécutés (comme c’est malheureusement le cas de la plupart des productions chinoises actuellement) . Ching Tsiu-Tung nous promène dans un univers enfantin dénué d’inventivité et proche du jeu vidéo dans son esthétique.

Malgré tout, il parvient de temps en temps à nous livrer quelques scènes d’action assez bien ficelées mais le plus souvent embourbées dans une CGI grossière et dégoulinante. Rappelons-nous que le réalisateur est celui de classiques tels qu’Histoire de Fantômes Chinois, Swordsman ou encore The Raid ! Si l’on compare la créativité entre ses réalisations des années 90 et celles plus récentes (autre exemple, Jade Dynasty en 2019), on ne peut que déplorer la tournure des événements. Ceci démontre l’importance prise par les exigences des studios dans l’industrie du cinéma chinois de nos jours où, comme chez Marvel ou Disney, la vision d’un réalisateur s’efface devant la standardisation des métrages, où la moindre prise de risque est suspecte, où l’objectif principal est la rentabilité et l’adaptation aux goûts du public international. Cela a toujours été le cas partout, mais ici, le phénomène est flagrant.


Un cinéma fantastique standardisé

Dans son ouvrage Remaking Gender and the Family, Perspectives on Contemporary Chinese-language Film Remakes (Brill, 2018), Sarah Woodland, dont les observations furent plus qu’utiles dans ces pages, analyse le mouvement actuel de réactualisation des grands classiques hongkongais par l’industrie cinématographique chinoise. Selon elle, cette tendance tend à éliminer les différences culturelles et morales, mais aussi les représentations liées à ces dernières, entre Hong Kong et la Chine continentale. Hong Kong, port ouvert sur le monde et sous influence britannique, a été davantage pénétré par les influences d’Hollywood et du cinéma européen, autant au niveau des traitements scénaristiques et des techniques cinématographiques que dans leurs questionnements moraux et politiques.

Le genre du fantastique en particulier, dont l’aversion du gouvernement chinois est connue, devient alors un enjeu politique et social important. Le fantastique tend souvent à mélanger le passé et le présent et à se placer en dehors de toute ligne historique temporelle concrète. À travers des thèmes tels que la résurrection et la réincarnation des esprits et des pratiques surnaturelles, il permet de remettre en cause le caractère fictionnel de l’histoire d’une Nation stable et intemporelle, d’en questionner les normes et les institutions. Produire des remake d’œuvres cultes du cinéma HK est aussi un moyen pour la Chine continentale de proposer une interprétation différente des romans et légendes patrimoniaux dont ils sont tirés ; en somme d’incarner un retour à une tradition authentiquement chinoise, libérée et épurée des influences et des déviances occidentales. Les films originaux pouvant alors être considérés comme des œuvres dégénérées que les remakes viennent effacer dans la mémoire collective.

Il n’est donc pas anodin que de gros budgets soient alloués à la réalisation de tels métrages fantastiques, encore plus lorsqu’il s’agit de wu xia pian. En effet, ce genre typiquement chinois est intrinsèquement lié à la question du nationalisme. Le chevalier du wu xia se bat très souvent pour la Nation. Utilisé à Hong Kong pour dénoncer l’oppression des puissances coloniales, ce personnage véhicule dans les productions chinoises actuelles la grandeur nationale en entretenant le mythe de sa tradition martiale millénaire. Il justifie à lui seul le concept d’État-nation. Le remake, dans ce contexte, est aussi une tentative de réunification, de refonte des identités hongkongaise et chinoise en une seule.

Ainsi, le cinéma fantastique HK, contraint de se placer sous la houlette de studios continentaux proches du pouvoir chinois, n’est donc plus du tout le même que celui de la « nouvelle vague » hongkongaise d’il y a 30 ans malgré la présence de quelques grands réalisateurs de cette période. Il est devenu malgré lui un instrument de propagande et de soft power. Forcément, la créativité et la folie à laquelle nous avait habitué ce cinéma n’est plus vraiment au rendez-vous. Les films à gros budget, comme ailleurs, sont devenus des produits de consommation de masse et les prétentions artistiques des réalisateurs passent inexorablement à l’arrière plan. Cela dit, tout espoir n’est pas perdu. Si la majorité de la production actuelle va du sympathique au médiocre, certains s’adaptent à ce nouveau modèle économique et parviennent à réaliser de grands films, à l’image de Tsui Hark et de sa trilogie Detective Dee. Quant aux films fantastiques exclusivement hongkongais, malgré quelques sursauts comme le Rigor Mortis de Juno Mak en 2013, il faut bien avouer que c’est le calme plat.

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Auteur : Paul Gaussem

Si vous connaissez un film dans lequel un cow-boy solitaire et un barbare sanguinaire chassent des mutants venus d'ailleurs à l'aide de mecha sur les hauteurs du mont Wu Tang, faîtes moi signe ! Perdu dans un Milius en compagnie de Tsui Carpenter et Steven Otomo, je ne cherche plus à retrouver mon chemin.
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