[Dossier] Au nom du Père – Le Cas Yuen Woo-Ping

    1. Introduction
    2. Un enfant de la balle
    3. Un homme ouvert
    4. Un homme rude
    5. A la poursuite du père

L’aube est à peine naissante mais les gouttes de sueur perlent déjà sur les tempes du petit Ba Ye (« le Huitième Maître », surnom dû à son comportement de « vieux » et sa position dans la fratrie), comme le nomment ces frères – lorsque ce n’est pas « Gros Yeux » – car, ce matin encore, l’entrainement prodigué par leur père est des plus rudes. Lui et ses frères n’ont pas le choix. Ce sont des enfants de la balle, fils d’un père qui l’était lui même. C’est à ce prix que l’on fait les champions. C’est à ce prix que l’on fait les génies. C’est à ce prix que l’on devient Yuen Woo-Ping.

Le clan Yuen


Un enfant de la balle

Yuen Woo-Ping nait en 1945 à Canton. Lui et sa famille s’installent à Hong Kong dès sa prime enfance. Le petit Woo-Ping sort diplômé de l’école primaire de Kowloon en 1958. Cependant, les études s’arrêtent assez vite pour lui. Issu d’une fratrie de 12 frères et sœurs (dont 6 passeront leur vie dans l’industrie cinématographique), Yuen Woo-Ping est destiné à autre chose qu’un parcours banal dans une famille banale. Comme il le dira lui-même « Mon père a été la première personne à m’amener sur un plateau de tournage, où il a commencé à me donner des conseils en tant que cascadeur ou figurant. Plus important encore, mon père a été le premier chorégraphe de combat de l’histoire du cinéma, ce qui a finalement créé l’industrie dans laquelle je travaille depuis 50 ans. Donc non seulement je dois mon existence à mon père, mais aussi ma carrière ».

Ce père, c’est Yuen Siu-Tin, né en 1912 et pur produit de l’Opéra de Pékin. Sur invitation des pontes de l’institution, il se rend à Hong Kong en 1937 afin d’officier en tant que chorégraphe et spécialiste des arts martiaux du nord de la Chine. Ce rôle d’ambassadeur de la tradition nordique, qui lui a toujours collé à la peau, a quelque peu restreint son rôle dans la transmission de la diversité des techniques qu’il maîtrisait et la situation a souvent été discutée par son fils, rappelant que son père avait « appris au sein de beaucoup d’écoles différentes, et du coup, j’ai une connaissance très diverse, et non pas focalisée sur un kung-fu du nord, du sud, etc.… ». Il n’en reste pas moins que notre homme acquiert une solide réputation et que l’industrie cinématographique fait vite appel à ses services en tant que cascadeur au départ (Kwantung Heroes, 1939), puis chorégraphe dès 1948. Cependant, l’époque n’est pas à la starification des directeurs d’action et ses travaux, bien qu’attestés, ne sont pas toujours crédités. Yuen Woo-Ping, accompagnant son père sur les plateaux, n’en perd pas une miette et le questionne sur ses activités. Non avare de conseils, Siu-Tin aime à partager avec son ainé sa vision des arts martiaux et de leur représentation filmique. Dès 1949, débute aussi pour lui, mais sur le tard (37 ans), une carrière d’acteur. Yuen Siu-Tin obtient un rôle dans le premier film d’une longue saga sur le héros national Wong Fei-Hung (interprété par la star Kwan Tak-Hing), Histoire de Huang Feihong. Au fil des années, Sui-Tin participera à plus de 150 métrages, par le biais d’apparitions plus ou moins brèves (pour les plus fameux, citons L’Hirondelle d’Or de King Hu en 1968 et Shaolin Martial Arts de Chang Cheh en 1974 et, fait notable, Les 55 Jours de Pékin de Nicholas Ray en 1963), avant qu’il ne devienne l’une des figures récurrentes des réalisations de son fils à partir de 1978.

Yuen Siu-Tin (Hung Fei Hung Dans la vallée du Souffre, 1966)


Un homme ouvert

Yuen Siu-Tin est un homme ouvert mais rude, un pur gardien de la tradition, soucieux de sa transmission et de son orthodoxie. Ouvert il l’est, car il s’accommodera, et même participera, en tant qu’acteur et consultant officieux à la direction de l’action, à la perversion des codes du kung fu pian traditionnel et à la réécriture burlesque du personnage de Wong Fei-Hung – héros auparavant dépeint comme un maître sage et austère – dans Snake in the Eagle’s Shadow (1978) et Drunken Master (1978), réalisés tous deux par son iconoclaste progéniture. Sur ces deux métrages, en compagnie de Yuen Woo-Ping et Jackie Chan, il sera un maillon important de l’élaboration d’une notion de mise en scène d’arts martiaux que l’on pourrait traduire par « poésie autour de l’objet », consistant à utiliser les pleines potentialités d’un décor (meubles, objets…) pour faire d’une séquence, non plus une simple démonstration didactique d’un style de combat donné, mais l’occasion d’un cinégénique, réjouissant et spectaculaire affrontement. Il est indéniable que cette méthode d’appréhension de l’action marquera les travaux ultérieurs de Jackie Chan. Au contraire d’un Liu Chia-Liang, ou dans une moindre mesure d’un Sammo Hung, Yuen Woo-Ping ne se placera pas en « gardien du temple », ne rechignant pas à mixer les styles, user de câbles ou de CGI pour rendre une scène plus percutante (« les arts martiaux au cinéma et les arts martiaux traditionnels sont très différents. Au cinéma, nous prenons des libertés créatives pour créer une séquence convaincante. Nous pouvons emprunter un coup de poing à ceci et un coup de pied à cela », « La CGI a été d’une grande aide pour les films d’arts martiaux car elle a d’abord autorisé le retrait des câbles en post-production, ce qui a permis aux câbles sur le plateau d’être plus robustes et plus audacieux. C’est un excellent moyen d’aider l’acteur à jouer sur le plateau, ce qui serait autrement impossible ou trop dangereux à réaliser »).

Ceci explique sans doute pourquoi Liu Chia-Liang et son frère Lau Kar-Wing, devant les demandes folles de Tsui Hark pour le premier volet de Il Etait Une Fois En Chine, avaient préféré jeté l’éponge, laissant alors Woo-Ping tenir le rôle de consultant sur le tas. C’est aussi surement pourquoi Sammo Hung, lors du tournage de SPL (Wilson Yip, 2005), fulminait de colère devant les idées peu orthodoxes de Donnie Yen, lui-même disciple de Yuen Woo-Ping. Enfin, c’est ce goût paternel pour l’innovation, cette ouverture d’esprit, qui donneront à Yuen Woo-Ping une étonnante aptitude à s’adapter aux réalisateurs et aux méthodes de travail les plus diverses au long de sa carrière, que ce soit avec le trublion et colérique Tsui Hark (Il Etait Une fois en Chine II en 1992, Iron Monkey en 1993…), les esthètes Ang Lee (Tigre et Dragon, 2000) et Wong Kar Wai (The Grandmaster, 2013), le cartoonesque Stephen Chow (Crazy Kung Fu, 2004), les très hollywoodiens Keanu Reeves (Man of Tai Chi, 2013), Lana et Lily Wachowski (Matrix, 1999-2003) et Quentin Tarantino (Kill Bill I et II, 2004-2006) jusqu’au cinglé de Kollywood S. Shankar (Enthiran en 2010, I en 2015).

Yuen Woo Ping et Quentin Tarantino sur le tournage de Kill Bill

Si Liu Chia-Liang et Sammo Hung ont été mentionnés au fil de ces lignes, ce n’est pas par pur hasard. En effet, tout du moins au départ, beaucoup de similitudes rapprochent les trois hommes. Chacun a connu très tôt une éducation stricte et exigeante ; Hung avec Yu Jim-Yuen à l’Opéra de Pékin, Liu Chia-Liang – lui aussi issu d’une fratrie – avec son père Lau Cham (un disciple de Lam Sai-Wing, lui-même élève du fameux Wong Fei-Hung). Comme Yuen Woo-Ping, les deux ont souvent travaillé « en famille », l’un avec ses frères d’armes de l’Opéra, l’autre avec ses frères Gordon Liu et Lau Kar-Wing. Les trois hommes connaissent aussi le même cursus dans l’industrie du cinéma HK : d’abord cascadeurs et figurants, puis chorégraphes et, enfin, réalisateurs. Si les trois génies ont, au cours de leurs carrières, redéfinit les bornes du cinéma d’arts martiaux, y développant de nouveaux genres (kung fu comedy, ghost kung fu comedy, girls with guns…), l’approche du combat et l’adaptabilité de Yuen Woo-Ping détonne. Si Liu Chia-Liang, par ses propositions artistiques, se met au service des arts martiaux, Sammo se mettra essentiellement au service d’une vision propre et de ses appétences cinéphiliques personnelles. Quant à Yuen Woo-Ping, c’est avant tout au service des projets auxquels il participe, ainsi qu’au public en attente de grand spectacle, qu’il se permettra les idées les folles, que ce soit en matière de chorégraphie, mais aussi de cadrage et de montage. Certains ont pu écrire que, pour cette raison, il était un réalisateur moins affirmé que les deux autres, aux styles bien définis, et qu’il était au mieux un miraculeux chorégraphe et un très bon artisan (nous avons même pu entendre dans un podcast pourtant très apprécié ici, qu’il n’était pas un bon réalisateur, au contraire de Corey Yuen, affirmation que nous jugeons déplorable et sans fondements). Nous pensons ici qu’il n’en est rien et que cette diversité provient essentiellement de cette vision ouverte – mais respectueuse – de la manière de transmettre la tradition. Et dans ceci, Yuen Siu-Tin a eu un rôle éminent, comme Woo-Ping l’a affirmé maintes fois.


Un homme rude

Rude, Siu-Tin l’est aussi, car il ne conçoit pas un apprentissage martial sans souffrance. Si ses enfants font pour la plupart un bref passage à l’Opéra de Pékin sous les auspices de Yu Jim-Yuen, le sifu des « sept petites fortunes » (Sammo Hung, Jackie Chan, Yuen Biao, Corey Yuen, Yuen Tak, Yuen Wah…), Siu-Tin, en artiste martial martial complet, prendra en main la formation de ses rejetons, donnant ainsi naissance au fameux « Clan Yuen » (Yuen Hsin-Yee, Yuen Cheung-Yan, Yuen Yat-Chor, Brandy Yuen), mastodonte collectif du cinéma d’action made in HK dont Yuen Woo-Ping est la tête de proue. Mais le prix à payer pour être un artiste martial compétent est lourd ; et les entrainements accompagnés de brimades en cas d’échec sont habituels. Ces méthodes « à l’ancienne », qu’ont connu toutes les personnes citées dans ses lignes, maîtres comme disciples, n’ont plus cours aujourd’hui… et c’est tant mieux. Seulement, l’excellence visée dépend de l’effort et du sacrifice accompli pour l’atteindre. C’est ce qu’avouera à demi-mots Yuen Woo-Ping en déclarant « Comment les étudiants connaîtraient-ils maintenant le kung-fu ? A Hong Kong, les gens étudiaient le kung-fu à l’époque. Maintenant, je recherche principalement des acteurs d’action sur le continent (chinois) ou aux États-Unis, ils aiment beaucoup plus le kung-fu…Je ne frappe jamais personne, mais j’ai été frappé. Les maîtres étaient plus stricts auparavant. Les plus forts, les disciples hautement qualifiés, émanaient de maîtres stricts ».

Donnie yen et Yuen Woo Ping, disciple et maître

Comme son père, et avec son concours, Yuen Woo-Ping a débuté en tant que cascadeur pour le studio Shaw Brothers avec The Lotus Lamp (1965) ou Le Bras de la Vengeance (Chang Cheh, 1969). Peu à peu, il se fait lui aussi une solide réputation de chorégraphe, travaillant avec les plus grands, tel Chor Yuen sur The Lizard (1972) ou The Bastard (1973). C’est d’ailleurs en réglant les combats de Mad Killer en 1971, qu’il fera la connaissance de Ng See-Yuen, patron de la Seasonal Film Corporation à partir de 1975 qui, comme il le fera pour Tsui Hark ou Corey Yuen, lui confiera sa première réalisation avec Snake in the Eagle Shadow (1978).


A la poursuite du père

« Avec le recul, beaucoup de mes films sont basés sur des figures paternelles, et ce n’est probablement pas un hasard », admettra un jour notre homme, devenu alors un réalisateur et un directeur d’action de renommée internationale. Et force est de constater que, bien évidemment, le hasard n’a rien à faire dans cet état de fait. En effet, tout au long de sa filmographie, Yuen Woo-Ping a abordé ce sujet et ce, de toutes les manières possibles. Dès le départ, son père est à ses côtés, enclin à jouer les pères ou maitres (ou les deux en même temps) sévères et acariâtres, souvent à forte tendance alcoolique. Le fait même que Drunken Master soit une relecture du personnage de Wong Fei-Hung peut être considéré comme un hommage à la carrière paternelle, ayant débuté, comme on l’a vu, dans le premier volet de la saga du mythique héros. Le fait que ce dernier y campe le légendaire Mendiant So, figure historique et rattachée à celle de Wong Fei-Hung, rôle qu’il reprendra encore dans Dance of the Drunken Mantis (1979), n’est pas non plus anodin, comme ne l’est pas la présence de Kwan Tak-Hing, acteur des premiers Wong Fei-Hung, reprenant son rôle dans The Magnificent Butcher (1980) et Tigre Blanc (1981).

Yuen Siu Tin et Jackie Chan (Drunken Master, 1978)

La figure paternelle est encore présente dans Legend of a Hero (1982), film retraçant le parcours du non mois célébre Ho Yuan-Chia, dont le père tient à son apprentissage des arts martiaux. Dans The Close Encounters of Vampire (1986), ghost kung fu comedy fauchée, son frère Yuen Cheung-Yan joue un maître alcoolique, colérique et dépassé par les garnements à qui il enseigne le kung fu (notons que Yuen Woo-Ping passera ici le flambeau à son « fils » de substitution Donnie Yen qui règlera les combats de sa sœur Chris Yen, présente dans le métrage). Dans Iron Monkey (1993), il revisite encore une fois le « mythe » Wong Fei-Hung, s’intéressant ici à son enfance et à sa relation avec son père – joué par Donnie Yen – , homme tout autant droit et juste que sévère et austère. Encore une fois, les deux figures de Wong Fei-Hung et du Mendiant So sont employées dans Heroes Among Heroes (1993). La figure de So (Su Can en cantonais) refait encore surface dans True Legend (2008), campé cette fois par Chiu Man-Chuk (The Blade, Green Snake…), métrage abordant de façon encore plus personnelle la relation père/fils, avec un père – encore une fois – en proie aux démons de l’alcool (ce qui permet à Woo-Ping d’aborder à nouveau la technique de l’homme ivre). Enfin, Dans Master Z : The Ip Man Legacy (2018), Max Zhang (SPL 2, Ip Man 3…) et Woo-Ping travaillent aussi la relation d’un père en quête de rédemption et de son fils dans un Hong Kong historique du plus bel effet, plongeant une nouvelle fois le réalisateur dans son histoire familiale (« J’ai de nombreux souvenirs de cette époque. J’ai grandi dans un petit appartement et dans une famille nombreuse : nous étions 12. Les images et les sons de cette époque sont encore très vivants. De l’agitation dans les rues aux friandises dans les magasins. Le décorateur, Raymond Chan, a également grandi à Hong Kong à la même époque, il avait donc un sens aigu pour recréer cette période »).

The Close Encounters of vampire (1986)

Iron Monkey (1993)

Master Z : The Ip Man Legacy (2018)

Yuen Siu-Tin devait d’ailleurs jouer à nouveau le rôle du Mendiant So dans The Magnificent Butcher. Il décéda malheureusement d’une crise cardiaque, à 66 ans, alors que le film était en phase de développement. Il fut alors remplacé par Fan Mei-Sheng, lui-même père de Fan Siu-Wong (Story of Ricky, Kung Fu Killer…). Siu-Tin, comme nous l’avons vu, n’en finira toutefois pas d’habiter le cinéma de son fils, autant dans sa façon de le concevoir que dans les personnalités abordées. Si le propos écrit ici ne vise aucunement au panorama exhaustif de la riche carrière de Yuen Woo-Ping, il a pour objectif de mettre modestement en lumière un aspect peu discuté de celle-ci et, bien entendu, de rendre hommage à un homme ayant contribué à faire de la chorégraphie d’action un art reconnu et, de plus, ayant mis au monde l’un des meilleurs réalisateurs qui soit. Lors d’un entretien, on montra à Yuen Woo-Ping une affiche de Snake in the Eagle’s Shadow, sur laquelle Yuen Siu-Tin se tient entre les jambes de Jackie Chan. Il rit, les yeux mouillés, et ne fit qu’un seul commentaire : « mon père ».

Yuen Woo Ping, Yuen Siu Tin et Sammo Hung (tournage The Magnificent Butcher, 1979)

Paul Gaussem


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Auteur : Paul Gaussem

Si vous connaissez un film dans lequel un cow-boy solitaire et un barbare sanguinaire chassent des mutants venus d'ailleurs à l'aide de mecha sur les hauteurs du mont Wu Tang, faîtes moi signe ! Perdu dans un Milius en compagnie de Tsui Carpenter et Steven Otomo, je ne cherche plus à retrouver mon chemin.
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