[Interview] Pen-ek Ratanaruang

Interview durant le Black Movie

Pen-ek Ratanaruang est sans conteste un des réalisateurs thaïlandais les plus connus à l’international. Faisant régulièrement le tour des festivals pour présenter ses films, il était de passage à Genève pour les projections de Headshot, son dernier né, lors du Black Movie 2012. HKmania a eu le plaisir de le rencontrer pour une discussion sans réels tabous. L’entretien qui était programmé pour 30 minutes a finalement duré près du triple. Compte rendu d’une rencontre passionnante au sujet, bien sur, d’Headsot mais aussi de son état d’esprit, la production thailandaise dans son ensemble et Chris Doyle….


Juste avant de venir ici à Genève, vous avez présenté Headshot à la Berlinale. Comment a t’il été réceptionné ?
Je pense qu’il a été bien reçu. Toutes les séances étaient pleines. Mais je n’ai pas eu de retour précis de la part des spectateurs, donc je ne sais pas vraiment s’ils ont aimé. (rire)


Et hier soir, ici au Black Movie, quels ont été les retours durant le Q&A en fin de projection ?
Je crois que la plupart des spectateurs ont aimé le film. Beaucoup sont restés pour cette séance de questions. Mais j’avoue qu’il y a beaucoup de questions auxquelles je n’ai pas pu répondre. Par exemple, il y avait cette question sur l’eau par une spectatrice qui voulait savoir s’il y avait une symbolique dans l’emploi de cet élément à un moment précis du film. Vous savez, c’est juste un film, c’est juste de l’eau, il n’y a rien de spécial…… Parce qu’au final dans Headshot, il y a certes cette étendue d’eau, mais il y a aussi de la pluie, l’eau de l’aquarium. Rien de symbolique. C’est de l’eau. Cette femme était peut-être une critique de film. (rire)


La question n’était pourtant pas si étrange que ça. Au Japon, par ex, Kitano utilise souvent la mer comme symbolique. Et vous même dans Last Life in the Universe, vous avez réalisé une des scènes les plus reposantes près de l’océan. Peut-être que vous ne voulez pas admettre une symbolique.
(Réflexion). Rien de conscient en tous cas. Mais pour moi l’eau, c’est juste un élément du décor. Vraiment.


Revenons-en au film. Pourquoi avoir choisi d’adapter le roman Rain Falling Up the Sky de Win Lyovarin ?
C’est toute une histoire. Je voulais adapter un roman de cet auteur, mais pas celui-ci. Je voulais faire une comédie. J’ai donc commencé à écrire le script, et à environ la moitié de ce travail d’écriture, j’ai stoppé pour me concentrer sur le tournage de Nymph. Et quand je suis revenu sur le script, longtemps après, je voulais absolument continuer mais je n’y arrivai plus. Je n’avais plus l’envie de faire une comédie, je n’avais même plus envie de faire des choses drôles. J’ai donc stoppé cette adaptation. Mais j’avais quand même promis à Win Lyovarin de faire un film à partir d’un de ses romans. Je me sentais un peu coupable d’abandonner, et j’ai choisi un autre livre de cet auteur. Celui que vous avez mentionné. Je l’ai lu et l’écriture du script a été très rapide et aisée.


Dans vos films précédents, il y avait une dimension humoristique, alors que dans Headshot c’est plutôt froid et clinique. Vous avez définitivement perdu votre sens de l’humour ?
Peut-être….. Non….Dans Headshot il y a quand même un peu d’humour comme les scènes dans la voiture. Mais au final Headshot, ce n’est peut-être pas mon film le plus personnel. Il y a moins de moi que dans mes films précédents. Je voulais évidemment le réaliser, mais j’ai moins mis de moi dedans.


On risque donc de revoir votre humour scatologique basé sur les toilettes dans les prochains films ?
Les films auxquels vous pensez surement avec cette question sont des films que j’ai réalisés il y a vraiment très longtemps… J’ai dû changer avec le temps, devenir adulte.


Je demandais cela car j’aime avoir des repères chez mes réalisateurs favoris. Et ce parti pris d’humour en est un pour vous et je ne l’ai pas retrouvé dans Headshot.
C’est compliqué. Après avoir vu Headshot des spectateurs m’ont dit que c’était vraiment dans la continuité de mes travaux. Et forcément d’autres m’ont dit le contraire. C’est une question de sensibilité et de ce qu’on attend de ressentir dans un film. Mais c’est vrai que dans un sens, l’humour est beaucoup moins présent dans Headshot que dans mes travaux précédents.


Pour revenir au roman que vous avez adapté, j’ai cru lire qu’à la base l’idée du romancier était de faire un scénario destiné au cinéma. Mais que devant l’impossibilité de le produire, il a repris le script pour en faire le roman que tout le monde connait. En avez-vous parlé avec lui et avez-vous eu accès à ce premier script ?
Ah ! J’ignorai cela….


C’est quelque chose de lu sur internet. Alors c’est peut-être vrai, ou peut-être faux. Je n’en sais rien.
Dans le livre, avant le roman, il y a une longue préface qui parle du film noir, des codes de ce genre que l’auteur a voulu utiliser. C’était peut-être des notes sur ce qu’il voulait faire dans un éventuel film. Mais dans tous les cas je n’ai jamais entendu parler de ce que vous me dites. Il faudra que je lui demande. Par contre je dois dire que si Win Lyovarin a tiré son roman d’un script destiné au cinéma, cela devait être un script très dense et compliqué. Dans le roman il y a énormément de twists, de situations. Cela aurait obligatoirement donné un film d’au moins 5 heures. Ça ne m’étonne pas qu’aucun producteur n’ait voulu prendre un tel risque. (rire)


Le roman était épais ?
Non, c’était un roman de format normal, pas plus long ou court que la moyenne. Mais vous savez, le moindre livre, si vous voulez adapter dans l’état, vous partez tout de suite sur un film d’une durée extrême, minimum 3 ou 4H. Alors avec la densité narrative de Rain Falling Up the Sky, ça aurait été encore plus long.


Y’a-t-il eu une réelle collaboration durant la production entre vous et le romancier ?
En fait, je lui ai juste demandé s’il était d’accord pour que j’adapte ce roman particulier. Et quand il a accepté, les producteurs l’ont rencontré et lui ont versé les droits d’adaptation. Bien sûr il a vu le film une fois ce dernier terminé. Je lui ai montré lors de la projection à Toronto. Mes producteurs m’ont dit qu’il avait proposé son aide, qu’il était d’accord pour répondre à des questions. Mais je ne l’ai jamais contacté durant le processus de production et réalisation.


Finalement, et c’est en rapport avec un thème du film, l’argent donné par les producteurs, c’est un peu de la corruption pour ne pas qu’il se mêle du projet ?
(rire) Non, non, on ne peut dire ça. Il n’y a pas de corruption, ou alors une légale (rire). C’est le processus classique. En plus pour moi ça aurait été compliqué de faire appel à lui durant le tournage. S’il n’était pas d’accord avec ma vision….. Enfin vous voyez c’est mieux que je fasse l’adaptation selon ma vision, mes critères. Si le résultat est bon, OK. Si c’est mauvais, j’en prends l’entière responsabilité.


Plus sérieusement, sur le sujet de la corruption abordée dans Headshot, vous n’avez pas eu de problèmes avec la censure en Thaïlande ?
Non. Le comité de censure a bien pris le thème de la corruption. Ils savent que c’est un film… Mais d’un autre côté, j’ai eu des problèmes avec les moines, qui n’ont pas aimé que je montre un moine tuant quelqu’un. Ce qui les a choqués c’est le début, dans lequel le tueur doit se déguiser en moine pour approcher sa cible. Et en Thaïlande les moines ont un bol qu’ils portent avec eux et dans lequel la population peut mettre de la nourriture. Et quand il ouvre le bol, on voit clairement le pistolet à l’intérieur. Ce plan a causé de gros problèmes avec la communauté des moines. Au final dans la version thaïlandaise de Headshot on a du effacer numériquement le pistolet. En Thaïlande quand le tueur ouvre le bol, celui-ci est vide. Et si vous vous rappelez bien c’est un gros plan avec une caméra plongeant vers le bol. On se retrouve donc avec un plan bizarre, inutile et incompréhensible. Comme la séquence est un plan séquence, je n’ai pas voulu casser le rythme et la réalisation en faisant une coupe de ce plan précis. Il ne restait que la solution numérique, je n’avais pas le choix. Bien sûr on a tenté de discuter avec les moines, encore et encore, mais ils n’ont pas changé d’avis. Ce qui est encore plus étrange c’est que ce changement va à l’encontre de leurs revendications. Ils ne voulaient pas qu’on voit un moine sortir une arme et tuer quelqu’un. Mais justement ce plan de l’arme dans le bol prouve que c’est un faux moine, un tueur…


Vous aviez aussi déjà eu des problèmes avec la censure sur la scène de sexe dans Ploy. Est-ce encore le cas ici dans Headshot ?
Non. En fait le comité de censure thaïlandais n’a, je pense, pas de problèmes avec les scènes de sexe. Mais dans Ploy, c’était des scènes de sexe particulières, un peu « sales », sortant de la norme. Et c’est ça qui les a gêné. D’où la censure. Si ça avait été du sexe « normal » comme dans Headshot, il n’y aurait pas eu censure.


Et qu’est-ce que vous pensez, de manière générale, des règles de censure en Thaïlande ?
Dans un sens, c’est la vie. Bien sur la censure, c’est mal. Il ne devrait jamais en avoir. Mais en Thaïlande, il y des règles et ça s’améliore avec le système de classification mis en place il y a quelques années. D’un autre côté, il y a des règles immuables et qui ne dépendent pas des critères de ce système de classification. C’est étrange, mais on doit faire avec. Les réalisateurs se plaignent souvent de cette censure, on espère que cela portera finalement ses fruits. Il y aussi un point particulier dans l’application de censure. Souvent il y a censure non pas parce que le comité de censure pense que ce qui est montré est mauvais, et devrait donc être interdit, mais parce qu’ils pensent que si ils laissent passer cela ce sont eux qui vont avoir des problèmes dans le cas où quelqu’un réagirait négativement. C’est pour cela qu’ils censurent, pour s’éviter des problèmes avec tel ou tel communauté, tel ou tel groupe. Ils ne veulent pas prendre de responsabilités vis à vis de la réception publique d’un film, d’une scène. Et donc, ils demandent de couper, censurer. Vous savez à chaque fois qu’on me demande de couper une scène ou un élément de mes films, le comité de censure me dit « on comprend ce que vous avez fait, on aime, mais le public pourrait, lui, ne pas comprendre, alors il vaut mieux enlever » (rire). Mais si vous me comprenez, pourquoi me censurer ? Au final, le comité de censure, lié au gouvernement, se protège d’hypothétiques crises.


Sur le site officiel d’Headshot, j’ai lu que le film n’était projeté que dans les salles du groupe de SFcinema, mais sur un nombre limité. C’est aussi une forme de censure ?
Non, du tout. C’est quelque chose que j’ai demandé avec les producteurs. Le film est destiné à une sortie limitée sur une dizaine de salles, car finalement le public majoritaire se trouve sur Bangkok. Mais c’est vrai que ça change de mes films précédents pour lesquels mes producteurs ont toujours voulu une sortie nationale, avec le maximum de copie, 50 ou 60, pour rentabiliser leur investissement initial. Par contre cette fois ci Headshot a été financé, non pas en local, mais par le gouvernement – enfin, le précédent- en petite partie et par la France et un MG (minimum guarantee) de la part de Fortissimo. Et on a voulu cette sortie limitée.


Quand vous dites France, c’est Manuel Chiche de Wild Side ?
Oui. Manuel a acheté le film après avoir lu le script.


Vous êtes obligé d’aller chercher des producteurs étrangers ?
Je ne peux clairement pas trouver tout le budget nécessaire à mes films en Thaïlande. Et d’un autre côté, je ne peux pas non plus trouver tout cet argent en Europe. Alors je combine entre plusieurs pays, plusieurs producteurs. Headshot, par ex, a un budget d’environ 500 000$ et c’est impossible de réunir une telle somme de la part d’un seul producteur. En investissant autant, il serait certain de perdre de l’argent, et ce n’est pas son but. Je dois donc trouver d’autres partenaires pour réaliser le film que je veux faire.


Comment sont les relations avec Wild Side dans le cadre d’un tel partenariat ?
Bien. Ils paient et attendent le film. (rire) Manuel Chiche est un ami maintenant. On collabore depuis longtemps et c’est lui qui édite mes films en France depuis Last Life in the Universe.


Tous, sauf Nymph. Pourquoi ?
Nymph est un cas particulier et a un mauvais karma. En fait mes producteurs thaïlandais et hollandais sont actuellement en procès sur un point lié à l’investissement. L’un d’eux accuse le second de ne pas payer ce qu’il doit. Mais ce dernier réplique qu’ils ont payé pour un projet, un script, et que le résultat final ne correspond pas à ce qu’ils avaient acheté. Mais aucun de mes films ne ressemble au final au script. Je commence à tourner, et les choses changent au fur et à mesure. Par conséquent les droits du film sont bloqués et Nymph ne peut pas être distribué.


Dans Nymph, il y avait une partie mystique avec l’esprit de la forêt, et vous continuez dans Headshot avec le bouddhisme. Pourquoi ce passage sur la religion ?
Je deviens vieux, donc plus sage. (rire) J’ai toujours été intéressé par le coté spirituel des choses. Pas la religion, mais bien le coté spirituel, le pouvoir des choses qu’on ne peut pas voir : le destin, les fantômes, tout ce genre de choses. Je ne sais pas de quoi sera fait la suite de ma carrière, mais le coté spirituel reviendra surement car cela maintenant partie de moi. Et en même temps que je deviens plus intéressé par le spirituel, je deviens aussi plus politique.


Ça se ressent dans Headshot. Avec le sous texte sur la corruption…
Pas que la corruption. C’est plus général. Avant Headshot, je ne m’intéressais pas à la politique. Mais je pense que c’est lié à tout ce qui s’est passé dernièrement dans mon pays. Les luttes politiques, les chemises rouges….. Dans les trois dernières années je me suis rendu compte d’un certain climat en Thaïlande et par conséquent je me suis mis à m’intéresser à la politique.


Cette situation politique explosive en Thaïlande, mais aussi les récentes inondations, vont-elles pour vous avoir une incidence grave sur la production ?
Les inondations ont d’ailleurs été utilisées sur le plan politique par un parti pour attaquer l’autre. La crise qui est née des inondations a été instrumentalisée par l’opposition pour dénoncer l’inaction du gouvernement. Ajoutée à la crise précédente, la Thaïlande est de toute façon entre deux feux politiques très véhéments. Sur un plan personnel, je me désole de la situation, mais dans un sens ces évènements m’ont fait évoluer. Coté production cinéma, je ne pense pas que cela change grand-chose sur le plan général. Des infrastructures ont peut-être souffert, mais de manière générale le cinéma mainstream ne changera pas de direction et offrira toujours le même type de divertissement. Par contre il y a une scène indépendante en Thaïlande, mal connue en dehors du pays, qui fait des films plus sociaux et forcément ces réalisateurs vont rebondir sur les conséquences de ces crises. Un de ces films a été par exemple diffusé lors du festival de Venise en 2011. Le film s’appelle Lung Neaw Visits His Neighbours et est réalisé par Rirkrit Tiravanija un artiste underground. Le film est très engagé et raconte le parcours d’un vieil homme qui vit à la frontière du système. Il y aussi un projet qui me plait, Shakespeare must die. Je ne sais pas si le film est terminé, mais la réalisatrice (1), une activiste écologique, veut vraiment en faire un manifeste politique. Et toute cette vague de films sociaux ou politiques, vous ne les trouverez malheureusement pas en dvd à la boutique du centre commercial le plus proche.


Pour le côté spirituel dans Headshot, vous n’avez pas peur que le message perde de son impact sur le public occidental ?
Je ne sais pas. Je ne pense pas que tout le monde puisse comprendre ce côté du film. Mais cela ne va pas gâcher le film pour autant, puisqu’ils peuvent y trouver du divertissement avec le coté film noir et action. Vous avez parlé à des spectateurs ici à Genève qui ont eu du mal à saisir le coté spirituel ?


Personnellement hier j’ai eu du mal à saisir tout de suite ce que vous faisiez. Il a fallu que je repense au film après la séance pour bien saisir.
Peut-être parce que vous n’êtes pas habitué à cette philosophie asiatique. Quand je fais un film je ne veux pas que les spectateurs soient perdus face à ce que je raconte, mais je ne peux pas non plus leur mâcher tout le travail s’il y a une partie réflexion. Je jongle entre ces deux choses, mais au final je fais ce qu’il faut pour que le film soit efficace dans son ensemble. Quand j’ai commencé à travailler sur Headshot, je ne voyais que le coté divertissement du projet, que ça serait sympa pour moi de réaliser un film noir. Mais j’ai rapidement trouvé qu’il y avait aussi tout ce côté spirituel à côté duquel je ne voulais pas passer.


Par contre j’ai aimé le fait que vous ne cédiez pas à la facilité d’expliquer cette partie spirituelle par le biais d’un personnage, comme le moine par exemple.
Pour moi, même si je voulais être plus clair, je ne pourrais finalement pas l’être. Tout ce côté spirituel, soit le spectateur comprend immédiatement, soit il se laisse porter par autre chose. Il n’y a pas de raison pour moi d’expliciter les choses. Tout repose finalement sur le spectateur, sa sensibilité. Chacun trouve finalement ce qu’il veut bien trouver dans Headshot. L’action. Le spirituel.


J’ai trouvé le film très pessimiste.
(rire) En fait là aussi ça dépend du spectateur. Pour moi la fin est une fin heureuse. Pendant tout le film, le personnage ne fait que courir pour sauver sa vie. A la fin il meurt, et il est heureux de mourir, de trouver la paix. Il a trouvé la rédemption dans la mort. En Thaïlande, la mort n’est pas une fin, c’est une partie d’un cycle. Le corps reste, mais l’esprit va ailleurs. Le héros évolue en mourant, il fait un pas dans le cycle, un pas qu’il ne pouvait pas faire avant quand il fuyait sans comprendre ce qui lui arrivait. Headshot, de mon point de vue, a une fin optimiste.


Toute la partie spirituelle est déclenchée par la vision à l’envers du héros.
Oui. C’est le début de la remise en question. Comment voulez-vous être un tueur à gages quand vous voyez les choses à l’envers. Il ne peut pas continuer ce métier. Et surtout il doit alors penser à sa vie, quoi en faire. Mais finalement tueur ce n’est pas un métier qu’on peut quitter si facilement. Cette vision à l’envers l’oblige à totalement repenser sa vie, sa place. Il y a une phrase vers la fin du film qui résume bien, quand il est dans la voiture avec la femme. Il dit que cette vision des choses est la meilleure chose qui lui soit arrivé, car il doit réapprendre à voir plus clairement.


C’était un pari risqué que de montrer des scènes à l’envers. Comment avez-vous préparé et dosé ce côté technique et narratif ?
J’avais précisément écrit dans le script les endroits où je voulais que les choses soient vues comme le personnage les voit. Je ne voulais pas en mettre trop, car finalement ce n’est pas le sujet du film. C’est juste un artifice, une astuce pour lancer l’histoire. J’ai rencontré quelques personnes qui pensaient au contraire que j’aurai dû plus utiliser ce genre de plans. Mais vraiment pour moi Headshot n’est pas basé sur cette vision particulière. Je voulais raconter une histoire simple, sur le changement de vie d’un personnage au passé trouble. En fait j’ai utilisé le procédé majoritairement quand ce personnage à des ennuis, pour accentuer sa différence en faisant voir à travers ses yeux. Techniquement ce n’est pas un procédé compliqué car je filme avec une caméra HD, et il suffit de renverser l’image au montage. Mais je ne voulais surtout pas en abuser, pour rendre cette vision juste utile au scénario, pas comme un gadget.


J’ai beaucoup aimé la façon dont vous avez introduit cette vision à l’envers, après avoir fait un plan séquence en vision subjective.
Oui, je pense que ce POV était la meilleure solution pour que l’on comprenne instinctivement ce qui se passe ensuite sans être obligé de le paraphraser. Et pour revenir à ce qu’on disait avant sur la censure, la vision subjective a aussi aidé puisqu’on ne peut pas voir le tueur déguisé en moine.


Dans Headshot, il y aussi énormément d’allers et retours temporels sans points de repères. Pourquoi ce parti pris ?
L’idée était de tenter de faire ressentir aux spectateurs une partie de ce que ressent le personnage principal. Il est perdu, confus. Et ne pas guider le spectateur entre les flash-back rend le film plus solide, plus viscéral, je pense. Bien sûr il y a de quoi être un peu perdu au départ, mais rapidement le spectateur comprend et arrive à remettre les choses à leur place entre le passé et le présent. Enfin, j’espère (rire). Mais vous savez au début de la post-production, les producteur étaient inquiets que les spectateurs puissent ne pas comprendre. Ils ont par exemple proposé que les séquences de flash-back soient en N&B ! Mais j’ai tout de suite refusé, je ne voulais pas faire ça, surtout pas. La confusion fait partie du film, et était en place dès l’écriture du script. Par contre dans ce dernier j’avais écrit tout ce qui était informations temporelles, les dates. Mais lors du montage, j’ai effacé ces infos. Et pour les spectateurs qui n’avaient pas lu le script, tout paraissait clair. Au contraire, ceux qui avaient eu accès au script m’ont dit être perdu dans la narration. C’est étrange. Et dans les gens qui avaient du mal à saisir, il y avait mes producteurs, il a donc fallu que j’explique, défende mon idée.


J’ai aussi trouvé votre approche de la violence très froide, contrairement à 6ixtynin9 qui la cachait sous pas mal d’humour.
Ah… je ne trouve pas qu’Headshot soit un film violent. Les scènes d’action sont faites de manière à être réalistes et se déroulent par conséquent très vite. L’action ne s’attarde pas sur la violence en fait.


C’est justement ce réalisme qui fait que c’est violent.
Oui, je vois ce que vous voulez dire. Mais je ne voulais pas faire des ralentis à la John Woo avec tous ces oiseaux, ses personnages en suspension…. Dans Headshot l’action est réaliste, autant que j’ai pu le faire.


Vous n’avez pas de problèmes avec la violence au cinéma ?
Je suis réalisateur, je fais des films. Evidemment je ne veux pas encenser la violence, être plus violent que ce que la scène demande. Je ne veux pas de violence pour la violence. Mais s’il doit y avoir de l’action, je n’essaie pas de minimiser.


Dans Headshot vous travaillez encore une fois avec votre directeur photo habituel : Chankit Chamnivikaipong. Comment se déroule votre collaboration ?
Il est celui avec qui je suis le proche durant la production d’un film. C’est un élément indispensable. On se rencontre beaucoup avant le tournage, on parle énormément. Je lui envoie même les versions non finalisées du script pour qu’il travaille dessus. On discute alors du style visuel qu’on veut donner, des possibilités techniques. Il m’accompagne sur les repérages. Durant les 3-4 mois de pré production, on fait le maximum pour préparer le tournage, on fait même des essais de plans. En fait, on explore les possibilités, on expérimente des choses, on échange nos vues et nos idées et bien sûr on regarde ce qui peut fonctionner techniquement ou non par rapport à la version du script. Puis quand le tournage débute, il n’y plus grand à chose à dire. Tout est prêt.


Est-ce qu’il y a des choses que vous avez apprises au contact de Christopher Doyle et que vous voulez que Chankit Chamnivikaipong applique ?
Chris et Chankit sont des directeurs photo complétement différents. Chankit est plus traditionnel et quelques fois il faut le pousser dans ses retranchements, lui souffler quelques idées. Au contraire, Chris est un électron, et il faut le contrôler. Par contre je dois beaucoup plus parler avec Chris sur les tournages, lui dire ce que je veux réellement comme rendu, ce qui n’est pas le cas avec Chankit. Mais si vous pouvez jouer avec le caractère de Chris, vous obtenez des résultats tout simplement époustouflants. C’est un directeur photo de génie. Mais pas un bon réalisateur.


Away with words……
Chris ne pense qu’à l’image. Mais un réalisateur doit aussi se concentrer sur d’autres sujets. Ok c’est bien d’avoir de belles images, un style. Mais finalement n’avoir que des belles images ne fait pas un bon film. Quelques fois, même, les images ne fonctionnent pas ensemble, mises cote à cote. Un film c’est un peu de la musique. Il y a un tempo. Ne faire que quelque chose de formellement incroyable ce n’est pas avoir un tempo. Il faut savoir gérer autre chose, dont le rythme de l’histoire. Et c’est ce point qui est souvent le plus compliqué.


Vous utilisez un storyboard ?
Jamais. Je travaille beaucoup sur le script et ce sont les essais, notamment avec Chankit, qui me permettent de sentir les choses. Ce qui marche, et ce qui ne marchera pas. Quand je tourne, mais aussi quand je choisis les acteurs par exemple, je travaille à l’instinct. Le storyboard je le vois comme un moyen de théoriser une future mise en scène, et c’est l’inverse de ma façon de faire. Après bien sur, il y a une question de chance : un bel endroit, des conditions météo parfaites, ou même un aléa et on obtient quelque chose qui va au delà de ce qu’on pensait. Mais dans tous les cas, je ne veux pas tenter de m’en tenir à une idée que j’aurai eu et essayer de la mettre en oeuvre coute que coute.


Vous avez mis sur le tapis la question du casting. C’est la seconde fois que vous travaillez avec Nopachai Jayanama. Comment se passe votre collaboration et qu’est ce qui vous plait tant chez lui ?
Pour Nymph, il est venu aux auditions. Je ne savais pas du tout qui il était, ce qu’il avait déjà tourné avant. Et je l’ai choisi car je voyais en lui le potentiel nécessaire à porter le rôle de mon film. Et quand j’ai commencé à penser à Headshot, il m’est tout de suite apparu logique de le faire jouer une fois encore. J’ai réalisé que j’aimais sa façon de jouer, mais surtout de se comporter. C’est un acteur qui n’a pas peur de se confronter au réalisateur, soit quand il n’arrive pas à comprendre ce que vous voulez de lui, soit quand il juge que votre vision est fausse. Et il propose des solutions. Vous voyez, il ne fait pas juste dire que ça ne va pas, il vous emmène sur d’autres pistes. C’est un acteur sérieux, et un bon acteur en plus. Et je voulais aussi rectifier ce que vous disiez en disant que c’est en fait la troisième fois que je tourne avec lui. Je l’ai aussi choisi pour le segment Silence du film Sawasdee Bangkok, qui est une sorte de Paris Je t’aime à  Bangkok. Vous savez, le même concept, 9 réalisateurs, 9 histoires, 9 visions de la ville. Silence c’est l’histoire d’une fille de bonne famille dont la voiture tombe en panne, et un SDF vient l’aider à réparer. On est devenu ami lors de ce tournage, on se voit de temps en temps et on boit ensemble !


Il était tellement bon dans son rôle de mécanicien que vous lui faites encore réparer une voiture dans Headshot ?
(rire)  C’est exact.


Et vous pensez être quel genre de directeur d’acteur ?
Tout dépend des acteurs. Chaque acteur n’attend pas la même chose d’un réalisateur. Certains n’aiment pas qu’on leur donne des indications, ni qu’on leur parle. Ils montrent ce qu’ils veulent faire et on ajuste ensemble. Asano (ndr : Tadanobu) est de ceux là. Il n’a pas besoin d’etre motivé, ni de se faire expliquer les choses. Ce qui ne l’empêche pas d’accepter la critique quand il se trompe. Mais au contraire d’autres acteurs ont besoin qu’on leur tienne la main. Par exemple dans Headshot, la fille dans la voiture, Sirin Horwang, elle me posait toujours des questions, tout le temps. Que dois-je faire, comment dois-je le faire ? Elle n’arrêtait pas et je lui répondais « arrête de réfléchir, fais le, fais le ! » (rire) Alors forcément je devais me comporter avec elle de façon différente d’avec d’autres acteurs, la rassurer, lui parler. Et quant à Nopachai, il pose beaucoup de questions avant, mais une fois sur le set il est dans le rôle. Il est même quelques fois bizarre car il se renferme un peu, il n’est plus le même gars. Et au final une partie importante du métier de réalisateur c’est de gérer chaque acteur, et expérimenter des façons de se comporter avec chacun d’entre eux. Il faut être cool, c’est sûr, mais aussi très ferme. L’idée c’est qu’au final chaque acteur donne le meilleur de lui même en fonction de ce que vous pensez être le plus adéquat pour votre films. Etre réalisateur c’est être égoïste dans un sens.


C’est du management en fait
Oui mais un management pas très orthodoxe, le pire management qui soit. (rire) Vous devez séduire, flatter. Oh vous êtes tellement belle aujourd’hui ! (rire) Mais aussi se forcer à prendre un repas avec un autre. Ou crier. Ce n’est pas un métier de rêve comme certains le pensent. A mon avis beaucoup de réalisateurs doivent au final se sentir coupables à cause de tout ça.


Un autre point qui m’a semblé particulier est la musique. Elle est plutôt dans le style industriel atmosphérique et donc réellement en rapport avec les thématiques que vous avancez dans le film. 
Je voulais une musique qui calme le film, qui ralentisse un peu cette idée que tout va vite. Et généralement j’essaie d’utiliser la musique de façon différente de ce qu’elle inspire, faire du contre emploi. Ou au contraire jouer sur un sentiment qui est dans la scène mais pas forcément mis en avant. Par exemple la scène de fusillade dans la foret de nuit, mon idée n’était pas de faire une scène d’action. Enfin, si. Mais de faire une scène d’action dont la finalité est de rapprocher les deux personnages, leur faire ressentir des sentiments. Je n’ai donc pas employé de musique typique pour l’action, mais plutôt une musique plus douce. Dans tous les cas, je ne suis pas client des films où la musique surligne bêtement ce qui se voit à l’écran.  C’est aussi pour cela que pour le film j’ai choisi de travailler avec Vichaya Vatanasapt, qui avait déjà collaboré à Last Life in the Universe, et qui est depuis devenu connu en Thailande avec son groupe de reggae !


En dehors des tournages vous travaillez toujours pour Film Factory ?
Je les ai rejoint au début de ma carrière quand j’ai fait mes premiers pas dans la publicité et je continue évidemment à en faire avec eux.  Tenez, je quitte Genève demain matin pour la Thaïlande afin de participer à un tournage de pub. Je travaille même là dessus tous les matins à l’hôtel depuis des jours. Là dessus et sur un script pour un court métrage.


Une pub pour quoi ?
Cosmétique. Pour femmes.


C’est malin, ça vous permet d’être entouré de belles femmes.
(rire) Non, non, en plus, pas cette fois. L’idée de la pub est de choisir 30 femmes dans la rue. Pas de superbes femmes. Des femmes comme on en croise dans les rues de Bangkok. Et leur demande à chacune qu’elles sont leurs qualités. Ensuite on les amène au studio, on les photographie, puis on les démaquille entièrement et on refait des photos qui serviront à la pub. Mon travail sera de faire une sorte de documentaire, de making of si vous préférez, que je monterais ensuite pour en faire des spots publicitaires. Au final, l’idée qui m’a séduit c’est de faire une pub pour des cosmétiques qui dit que c’est mieux sans cosmétiques.


On arrive à la fin, malheureusement. Vous voulez ajouter quelque chose ?
Pas spécialement. Je suis ravi de vous avoir rencontré (rire)


Au fait, vous venez à Deauville début Mars ?
Oui. Ils font une rétro avec certains de mes films. Mais je ne sais pas lesquels (ire). Ces français qui organisent…. ils vous demandent quelque chose, si vous voulez venir. Et puis ils ne donnent plus aucune nouvelle pendant des mois. Et un jour, ils vous rappelent. Vous avez à moitié oublié, et ils vous disent « au fait pen-ek c’est toujours d’accord, vous venez ? ». Et là encore, ils ne donnent pas plus de renseignements. peut etre qu’eux meme ne savent pas lesquels de mes films ils vont pouvoir avoir.


D’après ce que j’ai lu dans la premier communiqué de presse, ce seront ceux sortis par Wild Side
ah… OK. C’est logique.


Kurosawa Kiyoshi sera là aussi pour une autre rétro.
Kiyoshi sera là ? ah, bien. Je ne l’ai pas vu depuis.. longtemps. Depuis qu’on s’est rencontré à Pusan. C’est vraiment un mec génial. Il n’est pas qu’un très bon réalisateur, c’est humainement quelqu’un de bien. Il est humble. Ca va me faire plaisir de le revoir. Ca me fait une bonne raison de venir à Deauville, car je déteste cette ville. Le pire c’est que je suis souvent obligé d’y aller, car Manuel fait toujours en sorte de sortir mes nouveaux films en avant première dans ce festival avant une sortie nationale en France. Il veut faire tout la promo à Deauville. Mais à Deauville, il pleut tout le temps, il n’y a rien à part des vieux riches. C’est une ville chiante. Par contre c’est un passage obligé pour mes films et donc pour moi. Surtout que les deux jours après je suis à Paris avec des producteurs pour discuter de choses et d’autres.


Vous avez donc déjà un nouveau film en préparation ?
Non. Du tout. Je veux d’abord prendre du temps pour moi, me faire construire une maison en Thailande. je devais déjà faire ça avant Headshot, et meme avant encore. Sauf que je repousse tout le temps. Et il va bien falloir que je le fasse. J’aimerai le faire et j’aimerai surtout ne pas avoir d’idées de films maintenant pour me consacrer à ce projet. (rire)


(1) Sur la réalisatrice : http://www.bangkokpost.com/print/210805/

Interview réalisée le 23/02/12 dans le cadre du festival Black Movie de Genève.
Merci à Pen-ek Ratanaruang pour sa disponibilité et sa gentillesse
Ainsi qu’à Geni Deli pour la traduction, sans oublier le staff de Black Movie pour l’organisation et l’accueil.

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Auteur : yume

Un bon film doit comporter : sailor fuku, frange, grosses joues, tentacules, latex, culotte humide, et dépression. A partir de là, il n'hésite pas à mettre un 10/10. Membre fondateurs de deux clubs majeurs de la blogosphere fandom cinema asitique : « Le cinema coréen c’est nul » World Wide Association Corp (loi 1901) et le CADY (Club Anti Donnie Yen).
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