[Dossier] Histoire des frères Shaw, des origines à la Shaw Brothers (1/3)

L’histoire de la Shaw Brothers de Run Run Shaw est phénoménale. La saga des quatre frères Shaw avant la fondation du grand studio l’est tout autant. Ce dossier découpé en 3 grandes parties va donc essayer de vous la raconter…

Yves Gendron et David-Olivier Vidouze (mars 2008)


  • Introduction

Octobre 2007, Run Run Shaw célèbre son centenaire. Cinq décennies plus tôt, il fonde la Shaw Brothers, le plus vaste et prestigieux studio privé de Hong Kong, mais également de Chine et de toute l’Asie du sud-est. En presque trente années d’activité la Shaw Brothers a produit près de 800 films, créé une centaine de vedettes, employé des dizaines de réalisateurs et contribué au développement de genres cinématographiques populaires tels le mélodrame wenly, l’opérette filmique huangmei diao et le wu xia pian martial. Au coeur de cette vaste entreprise se trouvait le grand studio de Clearwater Bay, le Shaw Movietown, légendaire cité interdite du cinéma hongkongais.

La création de la Shaw Brothers et de sa movietown n’est toutefois que l’aboutissement d’une aventure filmique déjà très longue, commencée en 1925 par les frères de Run Run, benjamin d’une fratrie de quatre membres. En trente années d’activités, ils auront bâti de nombreux studios et établi un vaste réseau de salles de cinéma à travers toute l’Asie du sud, créant un véritable empire, particulièrement remarquable pour sa résilience et son adaptabilité. Les frères Shaw seront parvenus à survivre et prospérer à une époque marquée par une féroce compétitivité commerciale mais également riche en troubles politiques, ces derniers culminant avec la dévastatrice guerre sino-japonaise.

La formidable destinée de Run Run et de son fabuleux studio aura en grande partie éclipsé l’histoire, elle-même remarquable, de ces frères et de leurs propres aventures cinématographiques. La mémoire populaire est ainsi particulièrement inique avec l’aîné Runje, celui-la même qui lança la famille dans l’industrie du cinéma à une époque où celle-ci était à ces balbutiements commerciaux. Des pans entiers de l’histoire des Shaw sont de fait peu connus des occidentaux de par leur ancienneté, leur origine chinoise et la faible quantité de films ayant survécu jusqu’à nous. Le rôle essentiel des frères Shaw, de leurs entreprises et de leur vaste réseau de distribution est pourtant loin d’être négligeable et contribua au développement économique mais également culturel d’un Septième Art naissant en Chine et dans toute l’Asie du Sud-est. L’expérience acquise durant ces trente années de labeur dans le monde du cinéma permit à Run Run de créer son studio de rêve, la Shaw Brothers, avec laquelle il allait écrire parmi les plus belles pages de l’histoire hongkongaise.

D’où l’intérêt de connaître cette partie de la longue histoire des Shaw, sujet que ce dossier propose de faire. Il y sera relaté non seulement l’histoire des Shaw eux-mêmes, de leurs films et leurs sociétés successives mais également le contexte historique dans lequel ils auront évolué afin de bien saisir comment ils auront été influencés par leur époque et comment en contrepartie ils auront agi sur elle et ainsi contribué au développement du cinéma chinois.

Comme l’histoire des frères Shaw couvre plus de trois décennies, ce dossier est divisé en deux parties distinctes. La première, titrée « l ‘Age héroïque », va des origines, en 1925, jusqu’au tournant des années cinquante. Elle couvre l’ère tumultueuse du cinéma de Shanghai, la conquête du marché Sud Asiatique, l’arrivée à Hong Kong et la guerre sino-japonaise.

La seconde partie, quant à elle, se penchera sur la relance hongkongaise des frères Shaw au début des années 50, avec la Shaw and Sons et leur unité de production cantonaise.

Avec ce dossier, on apprendra aussi à connaître les deux frères aînés de Run Run, le fondateur Runje Shaw et son successeur moins inspiré Runde Shaw. C’est non seulement l’histoire des frères Shaw qui sera révélée, mais également une partie cruciale de l’histoire du cinéma hongkongais.


Note : Les fondateurs des Studio Shaw sont appelés Shaw, selon l’ancien système de transcription aujourd’hui largement désuet appelé Wade-Gillis, alors que le piyin, le système couramment utilisé, retranscrit plutôt le nom comme Shao. Pour des raisons de familiarité, nous utiliserons le nom Shaw tout au long du dossier. Les frères Shaw sont également connus par leurs surnoms honorifiques malais (Runje, Runde, Runme et Run Run) qui leur ont été donnés vers le tournant des années 30. Pour éviter toute confusion nous utiliserons ces noms à chaque époque, même à celles précédant leurs attributions.


  • L’Age héroïque : 1925-1950

La Tyanyi Film Co Production de Shanghai

La famille Shaw

Fils de bonne famille que rien ne prédisposait à fonder un empire cinématographique étendu sur une très grande partie de l’Asie, les frères Shaw ont démontré dès leurs débuts un sens aigu du divertissement et un génie commercial aussi agressif qu’audacieux. Prenant racine en pleine époque des Seigneurs de la Guerre (fondation de la Tianyi Film Co Production 1925), leur histoire se poursuit sous la dictature quasi fasciste du régime Guomindang, traverse le conflit sino-japonais et la cruelle occupation nippone, pour s’achever dans les remous de l’après-guerre (naissance de la Shaw and Son Limited en 1950). Alors que cette période fut fatale à des douzaines et des douzaines de sociétés cinématographiques chinoises, les Shaw, eux, survivront à tout. C’est pourquoi on pourrait presque qualifier cette période initiale « d’héroïque », tellement elle fut fertile et tumultueuse.

Très vite, les Shaw se révèlent être plus que de simples hommes d’affaires. Véritables aventuriers du cinéma, ils font autant usage d’innovations technologiques que de combines commerciales retorses pour marquer des points sur leurs rivaux, étendre leurs influence et gagner plus d’argent. Ils ne reculent devant presque rien et n’hésitent pas à sillonner l’Asie en voiture pour se créer de nouveaux marchés, au sein de territoires encore sous la botte des empires coloniaux européens.

Cette première période est dominée par la figure de Runje Shaw le frère aîné. C’est lui qui lance la famille dans le monde du cinéma à une époque où, en Chine, le médium en est presque à ses balbutiements. Il s’impose presque immédiatement comme metteur en scène, producteur et distributeur de films, créant rapidement une entreprise aux ramifications tentaculaires toujours grandissantes. À travers elle, Runje contribue de manière notable à l’introduction de nouvelles techniques de cinéma en terre chinoise, de même qu’au développement d’une véritable culture cinématographique populaire locale.

Runje est alors parfaitement épaulé par ses cadets Runde Shaw, Runme Shaw et Run Run Shaw. Il s’impose comme un modèle pour ses frères qui reprendront les principes commerciaux et idéologiques fondamentaux initiés dès le début de la longue aventure cinématographique de la famille et qui perdurent encore de nos jours, après plus de huit décennies.

Fils de Shao Yuh Hsuen (1967-1920), négociant en pigments de Zhenhai résident à Shanghai, et Wang Shun Xiang (1871-1939), Shao Zuiweng, Shao Cunren, Shao Renmei et Shao Yifu sont issus de la quatorzième génération d’une famille qui remonte à la dynastie Ming. Des dix enfants qu’a eu le couple et parmi les sept bébés ayant survécu aux premiers jours, les quatre garçons se verront tous plus tard affublés du préfixe malais  » Run  » (ou  » Ren « ) qui signifie  » bienveillance et générosité « . Ils seront alors connus sous les noms de Runje (Renjie), Runde (Rendi), Runme (Renmei) et Run Run (Renleng) Shaw).

Portrait de famille datant du début des années 20
de gauche à droite Runje, Run Fun, Run Run, la matriarche Wang Shun Xiang, Runme, Runde.
En avant le fils de Runje.

Runje Shaw le pionnier et les débuts de la Unique Production

Runje Shaw (Shao Zuiweng), l’aîné de la fratrie, est né en 1896 à Shanghai. C’est en 1914 qu’il sort diplômé en droit de l’Université de Shenzhou et qu’il commence à exercer la profession d’avocat à la court du district de Shanghai. Quelque temps plus tard, il devient juriste puis gérant de la banque franco-chinoise Chen Ye située dans la Concession française, tout en travaillant au sein de la Huayou Egg Factory. Homme d’affaires avisé et dynamique il est impliqué dans au moins deux douzaines de manufactures incluant des fabriques de teintureries, de papier, de sucre etc. Parallèlement à cette vie professionnelle industrieuse et quelque peu austère, l’attirance qu’il éprouve pour le spectacle le pousse à s’adonner à l’écriture de pièces de théâtre destinées aux nombreuses petites salles qui ouvrent alors à Shanghai.

En 1923, sa passion grandissante pour les arts entraîne Runje à reprendre un théâtre en faillite, le Xiao Theatre (« Petit Théâtre »), qu’il rebaptise bientôt le Laughter Theatre (« Théâtre du rire »). Cette opération motivée par le cœur plus que par la finance lui permet enfin de mettre un premier pied dans le monde du divertissement. Toutefois, on raconte également que Runje Shaw reçut le théâtre en règlement d’une dette, version de l’histoire bien moins féerique…

La même année, Shanghai fait un triomphe au film Orphan Rescues Grandfather (Gu’er Jiu Zu Ji), produit par la Star Film Company (Mingxing). Runje décide alors de profiter de ce nouvel engouement du public pour ce qui n’est pas encore appelé le « 7 ème Art » et fonde en 1925, avec un capital de 50 000 $ la Tianyi Film Co. ( » Tian  » signifiant  » ciel  » et Yi  » premier  » ) connue aussi comme la Unique Film Production en langue anglaise.

Runje, manager et metteur en scène, est très vite rejoint aux postes de scénariste et de comptable par son deuxième frère, Runde Shaw (Shao Cunren), puis par le troisième Runme Shaw (Shao Renmei), pour s’occuper de la distribution (ce dernier étant ponctuellement aidé par le benjamin Run Run Shaw (Shao Yifu), encore étudiant à l’université de la Shanghai). Il engage également une jeune vedette célèbre, Butterfly Wu, pour jouer les premiers rôles féminins afin d’aider à lancer ses films.

Les trois frères Shaw (Runme, Runje et Runde) présentent leurs actrices

Plusieurs sources identifient New Leaf / Li Di Cheng Fo comme le tout premier film des studios Tianyi. D’autres cependant affirment plutôt qu’il s’agirait de That Man from Chan’an/Wang Min Daai Hap à l’origine une pièce de cape et d’épée chinois. Écrite semble-t-il par Runje lui-même et joué à son Laughting Theatre où il aurait rapporté un franc succès. Suivront par la suite Heroine Li Feifei (1925), Humanities (1926), The Love Eternal ou The Disheartening Story of Liang Shanbo and Zhu Yingtai (1926), Mengjiang Nü (1926) et Sun Xingzhe Dazhan Jinqianbao (1926). Aussi à l’aise en tant que cinéaste, homme d’affaires ou producteur, c’est Runje lui-même qui tourne ces productions ou qui les supervise étroitement. En moyenne, les studios réussissent à produire à cette époque un film par mois.

En ce milieu des turbulentes années 20, Runje n’est qu’un des nombreux pionniers, amateurs tâtonnants, qui se lancent dans l’aventure naissante du cinéma chinois alors à ses premiers balbutiements en tant qu’industrie du divertissement. C’est un microcosme bouillonnant qui mêle authentiques passionnés de cinéma et hommes d’affaires souvent peu scrupuleux à la recherche du profit immédiat (et ayant finalement peu foi dans le nouveau media). Studios, salle de cinéma, sociétés de distribution apparaissent par dizaines chaque année, produisent des douzaines de films et font travailler des centaines d’individus, des simples techniciens et artisans, aux acteurs, scénaristes et metteurs en scènes, sans oublier les hommes d’argent, producteurs, distributeurs ou propriétaires de salles. Le caractère férocement compétitif du marché cinématographique ainsi que le financement souvent peu orthodoxe et aléatoire de nombreuses sociétés locales (bénéfices commerciaux, héritages, blanchiments d’argent, gains de jeu…) entraînent une certaine volatilité et précarité des acteurs du marché. Ainsi, les banqueroutes s’avèrent être aussi fréquentes que les succès éclairs, moult entreprises ne parvenant même pas à mener à terme leurs projets. Parmi les nouveaux grands noms du cinéma, Runje a cependant tôt fait de s’imposer, aidé en cela par sa triple expertise de financier, d’avocat et d’homme de théâtre. Unique propriétaire de son studio, il est son propre patron, exerce un contrôle total sur son entreprise et en retire tout les bénéfices.

Le dynamisme de son industrie cinématographique place alors Shanghai sur la carte des grandes métropoles du 7ème Art, créant de ce fait un véritable Hollywood de l’Asie.

Entre traditions chinoises et commerce

Au début du cinéma, nombre d’intellectuels, écrivains, scénaristes et metteurs en scènes ont vu dans ce nouveau media le moyen idéal pour atteindre les masses et passer des messages sociaux ou politiques. La Chine troublée des années vingt et trente représente un environnement parfait pour pareille récupération idéologique, menée essentiellement par des militants progressistes largement présents au sein de l’industrie cinématographique locale. Pour autant, les studios Tianyi ne font montre d’aucune velléité politique, bien au contraire : en homme d’affaires pragmatique, Runje Shaw envisage les films comme de simples produits de consommation courante, destinés à divertir le public, pas comme des brulots anti gouvernement mettant les images au service de la doctrine (dans le même esprit, Runje refuse « l’art pour l’art »!). Pour lui, le cinéma doit s’appréhender comme un produit manufacturé dont la production est soumise au marché et donc régie par les lois de l’offre et de la demande. En conséquence, il serait aisé de résumer la stratégie commerciale de la Tianyi en quelques préceptes simples : des budgets peu élevés, une production rapide et une offre abondante.

Tournées à peu de frais dans un laps de temps très court et en très grand nombre, les productions de la Tianyi Film Co sont de qualité générale très moyenne, tout en se gardant toutefois d’être de bêtes productions bâclées. En outre, ces antécédents d’homme de théâtre populaire ont donné à Runje Shaw un instinct sûr pour anticiper ce que le public désir voir sur grand écran et livrer la marchandise en conséquence. Là réside essentiellement la raison de son énorme succès.

La production de Tianyi Film Co se tourne ainsi principalement vers le cinéma d’évasion. Un de ses tout premiers films (le premier même, selon certaines sources), New Leaf / Li Di Cheng Fo, prend la forme d’une fable moralisante qui narre la conversion d’un seigneur de guerre en moine et de ses soldats en travailleurs ouvriers; un conte contemporain à saveur bouddhiste conçue pour répondre au profond désir de paix des spectateurs chinois dans cette période trouble. Autre particularité, les films de la Tianyi sont des films en costumes, adaptations de contes folkloriques très familiers aux Chinois (histoire de Hua Mulan, des trois royaumes ou des célèbres « amoureux papillon ») ou récits de cape et d’épée wuxia (That Man In Changhan). Mais quel que soit le genre abordé, les productions Tianyi louent toujours les vertus traditionnelles confucéennes telles que la piété filiale, présentée comme un rempart contre les valeurs occidentales envahissantes. C’est le seul véritable « message » jamais autorisé par Runje dans ses films !

 

Photos des deux premiers films de la Tianyi Film Co Ltd : A New Leaf et Heroine Li

Runje Shaw entre caid et marchand de soupe

Le succès fulgurant rencontré par la Tianyi Film Co. est doublement mal perçu, autant par une concurrence envieuse que par la nouvelle intelligentsia progressiste du 7ème Art (metteurs en scène, auteurs, critiques). Ces derniers, les plus virulents, reprochent tout d’abord à Runje Shaw de diffuser des valeurs réactionnaires à travers ses films, mais aussi de rabaisser le niveau de qualité général du cinéma chinois par une production pléthorique et inégale. Le mogol est ainsi taxé de vulgaire marchand de soupe sans envergure, critique reprise beaucoup plus tard par nombre d’historiens du cinéma chinois qui consacreront fort peu d’attention dans leurs ouvrages à la Tianyi et en parleront souvent de manière fort peu flatteuse. Toutefois, il ne fait aujourd’hui aucun doute que la stratégie commerciale de Runje, principalement basée sur l’adaptation de contes ou de fables à la fois familiers et traditionnels, et l’énorme succès qu’il rencontra auprès du public, contribua à bâtir chez le spectateur chinois les fondements d’une culture cinématographique populaire locale.

Patron exigeant, autoritaire voire tyrannique, Runje est également un radin consommé qui, même si ses films lui rapportent des gains considérables, n’en paye pas moins un strict salaire minimum aux employés de la Tianyi. Il met notamment un point d’honneur à ce qu’une très grande part des profits réalisés par son studio soient réinvestie dans l’achat ou la location des meilleurs équipements et plus belles salles, permettant de la sorte une amélioration constante de la qualité des productions et l’utilisation des dernières innovations technologiques qu’il importe à grands frais des Etats-Unis et du Japon.

Ses frères étant ses principaux collaborateurs, l’organisation quasi « clanique » de la Tianyi permet une centralisation des pouvoirs et des capitaux dont bien peu de cinéastes ou même de producteurs chinois peuvent se prévaloir à l’époque. Aussi féodale et autocratique soit il, ce mode de fonctionnement n’en n’est pas moins des plus efficace et stable, et constituera ainsi une des grande forces des entreprises Shaw à travers les décennies.

Portique de la Tianyi Film Co a Shanghai

Si Runje fait louange des vertus chinoises dans ses longs métrages, il semble que dans la vraie vie son sens pratique des affaires s’embarrasse fort peu de scrupules. Une de ses tactiques favorites est de s’emparer du sujet d’un film alors en préparation au sein d’un studio rival et d’en livrer une version plus rapidement sur le marché, laissant ainsi à la production de son concurrent un certain goût de réchauffé… Nombre de compagnies rivales poursuivent la Tianyi pour vol d’idées, mais l’expérience de Runje en tant qu’avocat fait qu’il remporte toujours ses procès. Pire encore, il arrive souvent que se soient les rivaux déboutés qui finissent par régler les frais de justice ! À ce petit jeu, Runje voit son entreprise grandir bien vite mais se fait également quantité d’ennemis bien décidés à abattre cet homme immoral.

Son esprit de famille et son sens des affaires peuvent aussi parfois se télescoper de façon plus qu’originale : dépité par les cachets exorbitants des premières vedettes féminines de ses films et par leurs départs de la compagnie une fois qu’elles ont atteint la célébrité, Runje décide de résoudre cet épineux problème en prenant pour deuxième épouse l’actrice Chan Yoke Mui et en la promouvant dans la foulée au statut de vedette ! Ainsi mariés, Chan ne pourrait par le quitter et ses forts raisonnables cachets resteraient dans la famille. Une bonne manière pour lui de contrôler les coûts de productions… Quelque temps plus tard, Chan Yoke Mui gagne le prix de la Meilleure Actrice dans un concours organisé par un journal local, The Star Daily. Le sentiment général de la profession est que Runje a manipulé le jury afin que celui-ci vote en faveur de Chan, rumeur qui donne une idée de son influence présumée et de sa – mauvaise – réputation.


A la conquête du Sud-Est Asiatique

Dès les années vingt, l’Asie du Sud-Est est un marché majeur pour le cinéma de Shanghai. Cette vaste région est une zone d’immigration privilégiée pour les Chinois depuis le XIX siècle, la plupart étant venu comme travailleurs ouvriers. Le cinéma de Chine reste alors le seul lien avec la mère patrie pour ces immigrés et leurs descendants qui, non seulement forment d’importantes communautés dans leur pays d’adoption, mais occupent également souvent des positions sociales influentes comme entrepreneurs et commerçants. Ces expatriés représentent à cette époque un groupe de spectateurs des plus importants dont les studios de cinéma chinois doivent tenir compte.

C’est pour cette raison que dès 1924, avant même la création officielle de la Tianyi, le troisième frère Shaw, Runme, part pour l’Indochine (colonie française qui inclue alors le Vietnam, le Cambodge et le Laos) afin de chercher à nouer des partenariats avec des salles de cinéma locales et rechercher des distributeurs. Las, Runme se voit refuser l’entrée dans la région et est contraint d’atterrir à Singapour. C’est donc finalement là, suite à un coup du destin, qu’il entreprend sa quête de distributeurs. Ainsi commence dans ces terres lointaines l’aventure des Shaw, dont allait dépendre leurs survie quelques années plus tard.

Une première épreuve de force pour les Shaw : la tentative d’encerclement Liuhe

En 1928, Zhou Jianyun, président de la Shanghai ‘s Star (Mingxing) Film Company, propose à cinq autres sociètés, la Lily la Mixin, la Youlian , la Shanghai et la Huaju, de s’associer afin de former un vaste consortium, la Liuhe (« Les Six Unie ») Film Company. Cette ambitieuse alliance (portant dans l’histoire du cinéma chinois le nom de « l’encerclement Lihue ») est non seulement constituée de studios de production, mais également d’un gigantesque réseau de salles lui permettant d’exercer une formidable domination sur les autres entreprises cinématographiques chinoises. La Tianyi Film Co est évidemment l’une des premières à en sentir les conséquences. Tout d’abord, les films produits par le studio se voient refuser l’accès aux circuits de salles détenus par la Liuhe. Pire encore, la Lihue fait également pression sur les salles indépendantes afin qu’elles ne présentent pas les productions de la Tianyi sous la menace d’un boycott pur et dur s’il leur venait l’envie de ne pas obtempérer. Pour ces salles, diffuser des films de la Tianyi s’est donc se priver de fait des longs métrages de la Liuhe, chose que ne peut pas se permettre les exploitants, tant la production de l’alliance (constituée des six plus grandes compagnies de cinéma de l’époque) est alors écrasante.

Difficile de dire si la Tianyi est à cette époque la seule compagnie ciblée par la cabale Lihue ou si d’autres studios indépendants sont dans la ligne de mire du regroupement. Quelle qu’en soit la réponse, cela en dit long sur les méthodes employées par les compagnies cinématographiques de Shanghai pour mettre à terre la concurrence.

Dans l’incapacité de distribuer ses films, la Tianyi se trouve alors menacée de ruine et subit sa première grande épreuve. Pour y faire face, une série de mesures drastiques est adoptée. Tout d’abord, il est décidé d’améliorer la qualité générale des films afin de les rendre plus compétitifs et encore plus attrayants. Ensuite, l’achat de salles de cinéma afin de distribuer les productions maison apparaît comme une évidence. Constat est enfin fait que les débouchés en terre chinoise s’avèrent finalement assez limités vue la saturation du marché : pour survivre, il est impératif de trouver d’autres marchés moins congestionnés. Les prospections auront pour terrain l’Asie du Sud-Est.

Opération Asie

Les troisième et quatrième frères Shaw, Runme et Run Run, sont envoyés dans les territoires du sud-est asiatique afin d’assurer cette mission dont dépend la survie du studio. Lancés avec enthousiasme et passion dans la bataille, ils rencontrent bien vite leurs premières difficultés. Culturellement parlant, les deux Shanghaiens ne sont pas du tout en phase avec les trois communautés de marchands qui dominent la région : les hommes d’affaires cantonais, chaozhou et fujian parlent une langue différente et agissent selon d’autres pratiques commerciales. De plus, le nabab malaisien Wang Yuting est allié à la Lihue de Shanghai et applique localement le boycott des productions de la Tianyi.

Runme Shaw et Run Run Shaw, films sous le bras, arpentent alors la région avec leur cinéma itinérant, seul moyen de diffuser leurs œuvres. Ils privilégient les petits villages négligés par les autres compagnies de distributions et doivent parfois voyager à bicyclette pour se rendre dans certains lieux inaccessibles aux véhicules motorisés. Les Shaw gagnent ainsi peu à peu la confiance de riches propriétaires de théâtres, prennent le contrôle de la modeste Hai Seng Company (société de distribution et d’exploitation) et forment leur propre circuit. C’est l’acte de naissance de la Shaw Brothers Limited qui a pour siège Singapour, au 116 Robinson Road. Son ambition est de distribuer non seulement les œuvres de la Tianyi Film Co., mais également des films chinois dont elle achète les droits. Les bases du futur « empire Shaw », appelé à devenir le plus grand circuit de distribution cinématographique de toute l’Asie, sont posées.

À force de travail et d’obstination, la Shaw Brothers Limited s’impose bien vite à Singapour comme l’acteur numéro un de l’industrie cinématographique locale. Ce marché permet à la Tianyi, non seulement de survivre à « l’encerclement Lihua », mais d’en ressortir grandit. En effet, en tant que propriétaires d’un studio, la Tianyi, et d’un circuit de salle grandissant, la Shaw Brothers Limited, les frères Shaw ajoutent une corde supplémentaire à leur arc : ils dépassent le statut de simples producteurs de films pour devenir également diffuseurs et présentateurs. Cette position leur procure une véritable indépendance et un potentiel de croissance infiniment plus important que celui auquel ils pouvaient prétendre auparavant. La situation, également génératrice de prestige et d’importants gains financiers, marque probablement le grand tournant du studio et le début d’une histoire pleine de succès.

Ainsi donc, la stratégie de la Lihue s’est finalement retournée contre elle, ses principaux concurrents ayant non seulement survécu mais étant devenu plus fort que jamais. Ironiquement, du fait de la méfiance réciproque qui existe entre ses membres et de sa constitution contre nature, la grande alliance Lihue s’écroule d’elle même en 1929…

A cette époque, les Shaw sont fermement implantés à Singapour où le nombre de salles en leur possession ne cesse de croître (et le fera jusqu’à la Deuxième Guerre Mondiale). En 1937, les frères Shaw sont même en mesure de faire construire des infrastructures afin de produire leurs propres films singapouriens, destinés au public local. Les genres de prédilections vont des drames familiaux aux histoires d’amours en passant par les films d’horreurs. Ce sera un nouveau succès.

A cette date, les Shaw sont fermement implantés à Singapour (le siège de la compagnie logeant au 116 Robinson Road) et leur nombre de salles et d’employés ne cessera de croitre jusqu’au début de la Seconde Guerre Mondiale. En 1937, les frères Shaw seront même en mesure de faire construire des infrastructures pour produire leurs propres film singapouriens destinés au public local. Les genres de prédilections vont des drames familiaux aux histoires d’amours en passant par les films d’horreurs. Ça sera un nouveau succès.

Objectif Malaisie

Au milieu des années 30, Runme laisse les affaires singapouriennes entre les mains de son jeune frère Run Run et se rend en Malaisie pour y étendre l’empire Shaw. La stratégie déployée est en tout point identique : nouer des relations avec des propriétaires de salles et des hommes d’affaires locaux. Bien vite cependant, devant l’ampleur de la tâche (parcourir en voiture l’ensemble du territoire, le potentiel économique du moindre village étant pris en considération), Run Run vient seconder son frère.

Comme plus tôt à Singapour, les Shaw testent le marché en programmant des séances de cinéma à ciel ouvert, à même les champs (les équipements susceptibles de contenir un certain nombre de spectateurs étant quasiment inexistantes dans les campagnes), ou en utilisant les salles destinées aux opéras traditionnels. Chaque fois que le public répond favorablement à cette nouvelle attraction, Runme et Run Run décident de construire un cinéma (en achetant un maximum de terrains aux alentours, spéculant sur la hausse de l’immobilier engendrée par cette construction) ou d’équiper un théâtre préexistant. Ils étendent également leur domaine par l’entremise des frères Ong Boon-Tat (Huang Wenda) et Ong Bon-Hok (Huang Pingfu), qui louent puis vendent à la Shaw Brothers Limited leur célèbre parc d’attractions New World Amusement Park. Les prix standards dans une salle de cinéma Shaw sont alors de 50cents pour les bancs avant et 75C pour les bancs arrière, un peu plus confortables. Un pianiste joue dans la salle pour servir d’accompagnement musical au film, mais également pour couvrir le brouhaha suscité à la fois par le bruit du projecteur et le remue ménage des spectateurs eux-mêmes.

Pour autant, le recours aux salles n’est pas systématique : parallèlement à ces dispositifs permanents, et pour capter un public vivant dans des régions rurales très reculées, les frères Shaw mettent en place un cinéma mobile, constitué d’un véhicule avec tout l’équipement nécessaire (projecteur, générateur, tente…) et deux employés.

A la fin des années 30, la Shaw Brothers Limited est en possession de 15 salles et a des accords commerciaux pour de nombreuses autres, disséminées dans tout le sud-est asiatique. Le profit est double : des revenus engendrés par la diffusion d’œuvres cinématographiques du monde entier (particulièrement des films américains), mais aussi un circuit d’écrans pour les œuvres de la Tianyi.

Avec un tel marché à gérer, Runme et Run Run sont obligés de se partager le domaine qu’ils viennent de créer : l’aîné s’occupera de la moitié nord du sud-est asiatique tandis que le cadet aura la charge du sud et de Singapour. C’est également à cette époque que les frères Shaw reçoivent le préfixe honorifique « Run », eu égard à leurs succès malais. (Si Runme et Run Run, tout deux résidents quasi permanents de Singapour et de Malaisie, adoptent leur nouveau nom, Runje, qui opère essentiellement à Shanghai, continue, lui, d’être connu sous son nom chinois de « Hsaio Tsai-weng », manière dont on écrit son nom en anglais à l’époque.)

Au début des années 30, les quatre frères Shaw ont d’ores et déjà établi leur mode d’organisation : un découpage géographique, chacun d’eux se fixant dans une ville portuaire à forts potentiels démographique et économique (Shanghai, Hong Kong et Singapour), et une division du travail en plusieurs métiers bien cloisonnés (production, comptabilité, distribution et exploitation).


Crise, révolution et innovation

Tandis que les années trente voient Runme et Run Run se construire un véritable petit empire en Asie du Sud-Est, Runje Shaw, à Shanghai, est confronté à de nombreux bouleversements tant techniques que sociopolitiques appelés à affecter fortement la destiné de son entreprise, le plus important d’entre eux étant l’émergence du cinéma parlant. Pour Runje et ses frères, il s’agit de ne pas passer à côté de ce nouveau procédé technologique susceptible d’avoir d’énormes répercussions économiques.

La venue du cinéma parlant

Le Premier film sonore « Le Chanteur de jazz / The Jazz singer  » (1927) arrive à Singapour en 1929 et, comme dans le reste du monde, y rencontre un immense succès. Si ce n’est pas véritablement un film parlant, mais plutôt sonorisé, il provoque un certain affolement dans les sociétés de production et chez les propriétaires de salles qui ne sont naturellement pas du tout équipées en matériel sonore. Conscient des enjeux que représentait cette nouvelle technologie, Runje Shaw se lance promptement dans l’aventure et la Tianyi Film Co sort en 1931 le premier film sonorisé d’Asie, The Nightclub Colours (Gechang Chunse). Au lieu d’acheter leurs équipements comme le faisaient la plupart des compagnies rivales, Runje Shaw envoie Run Run Shaw en Amérique afin de les louer à moindre prix. Des techniciens spécialisés américains sont également engagés pour manipuler l’équipement et former le personnel local. Une fois la nouvelle technologie maîtrisée, ils sont renvoyés à leur pays. Cette stratégie permet alors au studio de gagner un précieux temps sur la concurrence et beaucoup d’argent.

A cette même époque, la Tianyi Film Co. s’essaie également à la pellicule couleurs. C’est un échec mais la tentative démontre néanmoins que derrière le mode de gérance et le choix de genres toujours très conservateurs au sein du studio se trouvent une indéniable audace et non moins forte ambition.

La crise de 1932 – l’intermède engagée de la tianyi

En 1931, le Japon militariste bien décidé à se tailler un empire colonial en terre asiatique, envahit la Chine du Nord et part à la conquête de la Mandchourie. Cette agression provoque un émoi considérable parmi les Chinois et se traduit par de nombreuses manifestations anti-japonaises, particulièrement agitées à Shanghai où réside une importante communauté nippone. Sous prétexte de protéger ses concitoyens expatriés, le Japon envoie des troupes armées le 28 janvier 1932 pour occuper une partie de la ville. La résistance inattendue de l’armée nationaliste chinoise qui y est stationnée conduit rapidement à une violente escalade de la part des troupes nippones. Des quartiers entiers sont rasés par des bombardements aériens qui causent des milliers de morts et provoquent des dégâts matériels considérables. Le siège puis l’occupation de Shanghai durent jusqu’à ce que l’armée chinoise batte en retraite après une héroïque résistance de plusieurs semaines en mars 1932.

Des troupes japonaises envahissent Shanghai en 1932

L’invasion de Shanghai et les conflits qui en résultent compromettent pour un temps tout effort de production et de distribution de l’industrie cinématographique locale. Les affrontements dévastateurs provoqués par l’assaut japonais et la vaillante mais vaine résistance chinoise marquent durablement les esprits. Ramené brutalement à la réalité par l’agression japonaise et ses conséquences dramatiques, le public est maintenant animé par puissant un sentiment de révolte et d’hostilité, non seulement envers les Japonais mais également contre les injustices et les inégalités flagrantes de la société où règne un capitalisme sauvage. De nombreux studios de gauche profitent de cette opportunité pour produire de nombreux films engagés et une grande partie du public se met à se détourner des genres jusque-là populaires. Films romantiques, contes folkloriques et récits wuxia sont délaissés, les spectateurs se tournant maintenant vers les films progressifs et patriotiques reflétant des préoccupations actuelles, tant sociales que nationalistes.

Jusqu’alors spécialisée dans le cinéma d’évasion pure, la Tianyi s’adapte avec pragmatisme aux nouveaux engouements et se lance à son tour dans le cinéma engagé. Runje Shaw va même jusqu’a s’allouer les services de plusieurs metteurs en scène et scénaristes classés comme « gauchistes » au sein de l’industrie locale. Il en résulte une flopée de films relatant des actes de résistance héroïques ou véhiculant des messages progressistes tels Two Women of the Northeast/Dongbei er Nüzi (1932), A Night of Luxury/Yiye Haohua (1932), Lease On Life/Shenji (1933), Struggle/Zhengzha (1933), Burial Ground/Ji DI (tous 1933), Ardent Youth/Rexue Qingnian (1934), Bitter Struggle/Jianku De Fendou (1934) et Mr Wang Burial at Sea /Hai Zhang (1935).

Cette floraison de films engagés au sein de la Tianyi ne s’avère être, comme d’habitude chez les Shaw, qu’une manœuvre purement opportuniste et circonstancielle, la recherche du profit maximum et la sécurité demeurant les seuls et uniques objectifs vraiment poursuivis par Runje. En fait, cautionner des idéaux progressistes est une attitude profondément contre-nature pour un homme d’affaires conservateur patenté comme lui. (Il prend d’ailleurs le soin de ne jamais rendre ses films trop militants et revendicateurs.) Au delà de ses propres convictions personnelles, Runje a une autre bonne raison pour être prudent : le gouvernement autoritaire du Guomindang, qui dirige alors la Chine, prend rapidement ombrage de la nouvelle tendance cinématographique engagée et ne se gène pas pour agir contre les studios trop gauchisants a son goût. Au fur et à mesure que le temps passe et que les circonstances évoluent, la Tianyi retourne graduellement au cinéma d’évasion qui retrouve finalement sa complète domination sur la production du studio. L’énorme succès de Platinum Dragon, en 1934, l’y aide d’ailleurs grandement.

The Platinum Dragon premier film parlant cantonais

Au début des années 30, un opéra chinois The Platinum Dragon / The White Dragon / The White Golden Dragon / Bai Jin Long ) interprété par un célèbre acteur cantonnais Sit Kok Sin / Xue Juexian fait un tabac dans toute l’Asie du Sud-Est. Runje saisit l’opportunité du passage de Sit à Shanghai en 1933 pour lui proposer de reprendre son rôle, dans ce qui sera le premier film parlant chinois tourné en cantonais. D’un budget initial de 1 500 US$, The Platinum Dragon rapporte 1 million de US $ au total. Si le film ne marche pas beaucoup à Shanghai (à cause de la différence de dialecte) le box-office à Hong-Kong et en Asie du Sud-Est s’avère en revanche particulièrement faramineux. Le film restera même à l’affiche plus d’un an dans certaines salles de cinéma de la colonie britannique !

L’acteur Sit Ko Sin dans The Platinum Dragon

Devant ce succès et l’engouement du public, la demande de films cantonais produits par la Tianyi Film Co. se fait très pressante au sein de la Shaw Brothers Limited. Un second film suit de près, The Romantic History Of The Song Stage / Ge Tai Yan Shi (mai 1934), et permet à la Tianyi d’améliorer encore sa technologie et d’obtenir un nouveau plébiscite à Shanghai, Singapour et Hong Kong.

L’énorme succès rencontré par Platinum Dragon a des conséquences sur l’ensemble du marché cinématographique, au-delà même de la Tianyi Film Co.. Studios concurrents et riches mécènes prennent alors conscience du potentiel commercial des films parlants basés sur des pièces de théâtre ou des opéras cantonais et mettant en vedettes des acteurs locaux. Le cinéma chinois voit donc la naissance d’un genre nouveau : le film musical cantonais qui fera fureur pendant de longues années. L’industrie cinématographique hongkongaise, moribonde au début des années trente, profite de cette révolution technique et artistique pour se raviver. Dès 1936, le sursaut est flagrant avec la création ou l’implantation de près de deux douzaines de compagnies dans la colonie britannique. Les frères Shaw participent grandement à ce mouvement.

Une entreprise valant 500 000 $

Dans un entretien accordé à un journal local peu avant la sortie de Platinum Dragon, Runje Shaw dresse un portrait tout personnel de la Tianyi Film Co.. Il explique ainsi au journaliste que le studio reste sa propriété personnelle, l’évalue à 500 000 US $ et la présente comme totalement dépourvue de dettes. Une manière bien à lui de vanter la réussite de son entreprise.

Parallèlement à la gestion de studios et salles de projection, les Shaw diversifient leurs activités et leurs placements en ouvrant de nombreux lieux de divertissement (arènes de lutte, cabarets, salles de jeux…) et organisent concours de chant, de danse et autres compétitions de Miss Beauté.

Personnel de La Unique à Shanghai posant pour une photo de groupe.
Au premier rang cinquième à gauche Runje Shaw, septième à gauche Runde Shaw.

Malgré son incontestable réussite commerciale et artistique, la Tianyi Film Co. ne compte pas à l’époque parmi les plus prestigieux studios de Shanghai, même si elle s’impose indéniablement comme un important « major » de second ordre. On pourrait la comparer au studio RKO de l’âge d’or hollywoodien, alors dirigé par Howard Hughes. Une de ses particularités est que du fait du contrôle direct et étroit exercé par Runje Shaw, la Tianyi est un des seuls studios à ne pas être lourdement infiltré par des activistes de gauche qui, chez les concurrents, cherchent à organiser des syndicats et faire diffuser leurs idées dans les films.

Quelques ombres planent cependant sur l’entreprise Tianyi Film Co.. Tout d’abord, les compagnies rivales continuent de bloquer toute expansion des Shaw sur l’ensemble du territoire chinois. Puis, l’autoritarisme du régime du Guomindang pèse de plus en plus sur l’industrie cinématographique locale. C’est ainsi qu’après s’être attaqué au cinéma trop progressiste de Shanghai, le gouvernement interdit la production de films fantastiques mâtinés de wu xia pian sous prétexte qu’ils encouragent la superstition (les maoïstes reprendront l’argument des années plus tard). De plus, les films en cantonais viennent allonger la liste des œuvres à proscrire car susceptibles de gêner la promotion de la langue nationale, le mandarin. Enfin, la Tianyi Film Co. se trouve quelque peu éloignée du cœur de l’action car localisée à Shanghai : elle se trouve de fait loin de ses marchés de distribution, majoritairement situés en Asie du Sud-Est et à Hong-Kong.

Mais si à Shanghai même, la Tianyi constitue un studio de second ordre, l’importance de leurs réseaux dans le Sud en fait en revanche là-bas des acteurs de premier plan. Devant ce constat, Runje prend une décision capitale, lourde de conséquences pour l’avenir des frères Shaw. Elle constitue le deuxième tournant de leur histoire et changera leurs destinés pour toujours.


Les Shaw s’installent à Hong Kong

Devant l’évolution du marché, Runje décide donc de laisser les rênes de la production shanghaienne à son frère Runde. Lui, soucieux de se rapprocher des acteurs et actrices d’opéra cantonais, mais aussi de bénéficier du statut portuaire de la ville et de ses avantages fiscaux, déplace en 1934 les activités de production de la Tianyi Film Co de Shanghai à Hong Kong (une filiale de la société, La Tianyi Film Co Shanghai, demeure toutefois en Chine). La Tianyi Film Co Hong Kong Studio, sise à Kowloon, est née !

La Tianyi (HK)

La Tianyi Hong Kong s’installe donc dans le quartier de Kowloon et s’offre, outre deux plateaux de tournage, des infrastructures techniques conséquentes : bureaux administratifs, salle de montage, salle de développement, salle de projection, archives pour stocker les bobines, etc.

Les premiers films produits par cette nouvelle entité sont l’opéra chinois Mourning Of The Chaste Tree Flower / Qi Jinghua (1934) et Unworthy Of Love / Gege Wo Fu Ni (1935). Au total, dix œuvres sont produites en 1935, permettant à la Tianyi Hong Kong de se hisser au même rang que la prolifique Grandview (Daguan). Runje continue de mettre en scène lui-même au moins la moitié des films de la Tianyi tout en supervisant étroitement le travail des deux autres réalisateurs maison, Tang Xiaodan et Wen Yimin. La moitié des films sont des adaptions d’opéra cantonais, trois sont des comédies turbulentes et une poignée sont des adaptations de contes littéraire ou folklorique (l’une d’entre elles, My Friend, the Ghost/Ma Jiefu (1936), est tirée du classique Les Chronique de l’étrange/Liaozhai Zhi Yi). Les œuvres progressistes et engagées sont définitivement abandonnées : Runje est revenu à un cinéma strictement d’évasion. À cette époque, Runme s’essaie également à la mise en scène à deux occasions, expériences sans lendemain.

  

Les deux réalisateurs maison de la Unique Fim Production Hong Kong Studio(avec Runje)
Tang Xiaodan et Wen Yimin.

Au départ un directeur artistique Tang remplaça Runje Shaw comme réalisateur de Platinum Dragon. Ce fut le début de sa carrière de cinéaste. Au total, Tang réalisa deux films pour la Unique et Wen sept (mais tout deux étaient étroitement supervisé par Runje).

Mais des événements dévastateurs pour la compagnie surviennent en 1936. Fragilisé par le décès d’une de ses épouses en 1934, Runje est le témoin de deux incendies qui éclatent au siège de la Tianyi Hong Kong le 29 juillet puis le 7 août 1936, double conflagration qui provoque la destruction de la totalité des archives cinématographiques de la compagnie. Runje croit qu’il s’agit d’acte de sabotage commandité par des concurrents jaloux. Ces calamités sont de trop pour un homme accablé. Après plus d’une décennie consacrée au cinéma, Runje décide alors de quitter l’industrie du film pour retourner à celui des divertissements théâtraux à Shanghai (même s’il travaille sporadiquement dans le cinéma jusqu’en 1939). C’est dans sa ville natale qu’il prend pour troisième épouse une actrice, Fung Hsiu Ching, pour y vivre encore près de quarante ans avant de mourir de sa belle mort en 1975.

Runje et sa deuxième épouse l’ancienne actrice Chan Yoke-Mui


La Nanyan de Runde Shaw

Runje retourné à Shanghai, les rênes de la Tianyi (HK) reviennent à son deuxième frère, Runde. Bien qu’il se soit essayé occasionnellement à l’écriture de scénarios, Runde Shaw n’a rien d’un cinéaste ou même d’un producteur, contrairement à son aîné. Il semble être conscient de cette lacune et invite un metteur en scène réputé Hung Chung Ho/Hong Zhonghao à rejoindre ce qui est maintenant sa compagnie pour non seulement tourner des films mais aussi servir de superviseur de production. Administrateur hors pair, Runde assainit les finances de la Tianyi et instaure également un nouveau système de gestion rendant la production de film beaucoup plus rapide et efficace. Les activités du studio reprennent de plus belle et un nouveau film est prêt en janvier 1937 : The Country Bumbkins visits his in-laws/Xiangxiaolao Tan Qin Jjia. C’est nul autre que le cadet des frères Shaw Run Run qui en est le réalisateur et le film restera son seul essai connu en tant que cinéaste. Pour bien marquer ce nouveau départ, Runde change le nom de la Tianyi (HK) qui devient la Nanyang Film Company

Le jeune Runde Shaw

En Juillet 1937, une nouvelle calamité frappe la Chine avec le début de la grande guerre sino-japonaise. Très vite toute la côte Est du pays, de Pékin au Guangdong, tombe entre les mains des armées nippones. La plupart des studios ou des salles de cinéma sont détruits ou confisqués par les envahisseurs et Shanghai en tant qu’ Hollywood de l’Extrême-Orient est rayé de la carte.

en rose la partie de la Chine conquise par le Japon en 1940

La Tianyi Film Co, filiale des frères Shaw à Shanghai n’est pas épargnée par la dévastation. Pourtant l’ensemble de leur circuit de salles se trouvant en Asie du Sud-Est et ayant déjà déplacé depuis longtemps l’essentiel de leurs entreprises de production à Hong-Kong, les frères Shaw sont beaucoup moins affectés par la guerre sino-niponne que leurs anciens compétiteurs de Shanghai. En effet, Hong Kong étant une colonie britannique, elle est à ce titre épargnée de l’invasion japonaise et des déprédations accablant le reste de la Chine. C’est là que fuiront des milliers de réfugiés incluant de nombreuses personnalités ou techniciens du cinéma qui auront tôt fait de faire de Hong-Kong le nouveau centre névralgique du cinéma chinois. Sise déjà depuis plusieurs années dans cet îlot préservé, la Nanyang de Runde Shaw a une longueur d’avance considérable sur tous les autres.

Pour la Shaw donc, la guerre contre le Japon loin d’être calamiteuse s’avérera pendant plusieurs années une formidable opportunité commerciale. Elle pallie ainsi, avec ses propres productions, la disparition de l’industrie cinématographique shanghaienne et parvient à alimenter son circuit de salles d’Asie du Sud-Est. Mieux encore, Runde conclut un accord avec deux compagnies rivales, la Grandview et la Nanyue, pour distribuer leurs films dans les salles que possèdent leurs sociétés de distribution. Le circuit Shaw est également alimenté à partir de cette époque par la branche singapourienne de la Tianyi qui s’est lancée elle-aussi dans la production cinématographique.

La période 1937 – 1941 s’avère donc des plus florissante pour les studios Nanyang qui produisent 80 films, soit une moyenne de 16 films par an. Au cours de cette période, une trentaine de metteurs en scène sont engagés et si une moitié d’entres-eux ne travaille que sur un ou deux métrages, une poignée réalise près de 10 films. Parmi ces réalisateurs, on trouve Hung Chang Ho, Wang Fuqing, Hou Yao et Yeung Tin Lok. 1937 aura aussi vu l’établissement de la Shaw Printing Workshop un atelier d’imprimerie où tous les tracts publicitaires et les affiches des films de la Nanyan seront préparés par les Shaw eux-mêmes. Il est important de noter toutefois que malgré leur grande productivité pour un studio chinois, les films de la Nanyang ne constitue en fait qu’une petite partie des oeuvres distribuées par la circuit de la Shaw Limited, à peine 13%. (70% sont américains, 13% sont britanniques).

Le studio Nanyang à Hong Kong

Cette période de forte productivité et de profit pour la Nanyang durera cinq années avant de prendre fin brutalement le jour de Noël 1941, lorsque l’armée japonaise attaque la colonie britannique jusqu’alors préservée. Pour les Shaw s’ouvre alors la période la plus trouble et dangereuse de leur histoire…


Les temps troubles

L’empire Shaw face a l’invasion Japonaise

Fruit de plus de quinze années de labeur, l’empire Shaw est mis en péril lorsque le Japon déclare la guerre à la Grande Bretagne et à la France et que ses armées envahissent les colonies asiatiques. Le statut de Hong Kong comme refuge étant disparu, elle est attaquée par les forces nipponnes et la colonie tombe le 25 Décembre 1941. Les Japonais conquièrent également Singapour, la Malaisie et l’Indochine. Si Runde Shaw a le temps de trouver refuge à Shanghai, où il retourne travailler au côté de Runje, dans son entreprise théâtrale, Runme et Run Run tombent en revanche entre les mains des japonais.

Les premiers temps de l’invasion portent un grand coup à l’empire Shaw. Considérée comme un moyen de propagande par l’armée d’occupation, la Nanyang passe sous contrôle nippon tandis que la plupart des salles de cinéma de Singapour sont détruites et que seules quelques unes poursuivirent leur activité. Le calme revenu, Runme Shaw est contraint d’exploiter les régions de Singapour et de la Malaisie pour le compte des Japonais. Les films de propagande et quelques films indiens sont les seules œuvres autorisées, les films hollywoodiens étant finalement interdits après quelques mois. Le nom des infrastructures (théâtres, salles et parcs) prennent des patronymes japonais et arborent le drapeau de l’occupant

Run Run Shaw, quant à lui, évite de peu la prison pour avoir osé diffuser des films anti-japonais. Sans l’intervention d’un de ses employés qui parvient à convaincre le bureau de propagande de son innocence, il eût risqué la mort. Sous contrôle japonais, la Nanyang continue néanmoins de produire des films mais adopte un rythme beaucoup plus lent qu’auparavant : seuls quatre films sont présentés entre 1942 et 1945.

Jusqu’à la fin de l’occupation, en août 1945, les frères Shaw collaborent donc avec les Japonais pour conserver leur vie et un semblant de leur empire.

L’après guerre

À la fin de la guerre, les Japonais laissent derrière eux une Asie du Sud-Est en ruines. A l’image de ce que l’on observe alors en Europe, la population locale se remet doucement des bouleversements provoqués par le conflit mondial et cherche à se distraire. Le cinéma, divertissement populaire et peu onéreux qui répond parfaitement à cette attente, voit alors sa fréquentation exploser : les spectateurs réclament des films, les exploitants des copies et des nouveautés ! Malheureusement, en ces temps d’après-guerre, l’industrie locale n’est pas immédiatement en mesure de satisfaire tout à fait ce besoin. En effet, les infrastructures des studios ayant été presque toutes détruites, plusieurs années seront nécessaires à l’industrie cinématographique pour retrouver sa force productive d’antan.


Reddition des Japonais en 1945

Entre-temps, les frères Shaw s’attèlent à la reconstruction de leur vaste réseau de distribution. Run Run saisit l’opportunité pour se rendre en Europe et y étudier les nouvelles technologies dans le domaine du cinéma. A son retour, il entreprend un programme de rénovation et de modernisation des salles à l’image des infrastructures que l’on peut trouver en Occident. L’ancien slogan « une nouvelle salle par mois » est lui aussi relancé, les Shaw n’ayant pas perdu de vue leurs objectifs de croissance. Runme retourne quant à lui à Singapour pour reconstruire le réseau d’Asie du Sud-Est. Il est sur place dès décembre 1945 avec des copies réquisitionnées à Hong Kong. Les frères Shaw commencent également à diversifier davantage leurs activités en se lançant notamment dans la spéculation immobilière et les placements bancaires.

Tandis que Runme et Run Run s’affairent à reconstituer le circuit de salles de la compagnie, Runde cherche à relancer les Shaw dans la production cinématographique. De retour à Hong Kong en 1946, après 5 années passées à Shanghai où il avait trouvé refuge, Runde reprend possession de la Nanyang. Etant toujours doté d’aussi peu d’expérience réelle ou de goût prononcé pour la production, il place la société sous l’égide de la Great China Film Company (Dazonghua), une entreprise fondée par des immigrés de Shanghai et dirigée par Jiang Boying dans laquelle il a des parts. Il y occupe le poste de Responsable de la distribution. C’est la première fois qu’une entreprise Shaw déroge un tant soit peu à la sacro-sainte règle de l’organisation clanique et qu’elle est dirigée par un autre frère Shaw. Le premier film exploité par la Great China Film Company est « Gone Are The Swallows When The Willow Flowers WiltLuhua Fan Bai Yanzi Fei » (1946). Loin des succès d’avant-guerre, le film échoue lamentablement au box-office, ce qui semble avoir refroidit considérablement l’enthousiasme de Runde envers son nouveau partenariat. En 1948, Great China déménage à Shanghai mais Runde, lui, reste sagement à Hong-Kong. Il récupère la Nanyang en 1949 et la renomme Shaw and Sons Limited. Une nouvelle ère va alors commencer pour les frères Shaw.


Les troupes communistes entrent dans Pékin en 1949

Durant toute la période d’après-guerre, les Shaw ne semblent faire aucune tentative sérieuse de développement en Chine continentale. Une des raisons que l’on peut invoquer est l’instabilité chronique de la région due au conflit entre forces nationaliste et communistes qui se développe en féroce guerre civile. D’ailleurs, la Great China doit fermer ses portes quelques temps après son arrivée à Shanghai, preuve des grand risques encourus pour quiconque s’essaie dans la mère patrie chinoise ainsi que de la perspicacité de Runde qui lui est resté bien tranquilement à Hong-Kong. La victoire de l’Armée populaire de libération et la proclamation par Mao Zedong de la République populaire de Chine le 1er octobre 1949 à Pékin, à l’issue d’une longue guerre civile, mettent fin à toute ambition des frères Shaw sur le territoire. Désormais, la destinée des Shaw se trouve plus que jamais en Asie de Sud-Est et notamment à Hong-Kong.


Conclusion

Par leur opportunisme et leur sens des affaires, les frères Shaw sont sortis grandis de la Seconde Guerre Mondiale. Grandis car leurs concurrents sont restés à terre, grandis car ils ont préféré la collaboration à la destruction, grandis car ils sont repartis à la conquête des marchés dès les cessez-le-feu proclamés. Le public, traumatisé par les difficiles années de conflits, va se tourner avec passion vers un plaisir populaire et bon marché qui lui a été trop longtemps confisqué : le cinéma. Les frères Shaw vont s’attacher à répondre à cette attente, en restaurant tout d’abord leur ancien circuit de salles, puis en retournant eux même à la production de films, ce qu’ils sont enfin prêts à faire au début des années 50.


A suivre dans la deuxième partie : L’aventure de la Shaw and Sons limited


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Auteur : HKCinemagic

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