[Film] La Rue de la Honte, de Kenji Mizoguchi (1956)


La vie quotidienne de prostituées travaillant dans une maison de passes de Tokyo à un moment où le gouvernement délibère sur l’adoption ou non d’une loi visant à interdire la prostitution au Japon.


Avis de Yume :
Le Japon a toujours eu, comme énormément de pays, une approche ambivalente de la prostitution. Le shogounat a, par exemple, interdit aux femmes de jouer au théâtre car ces dernières étaient réputées pour leurs mauvaises mœurs. Dans le même temps, les pouvoirs en place laissaient exister des quartiers des plaisirs comme ceux, fameux, de Shimabara à Kyoto et Yoshiwara à Edo. Mais en général, la prostitution restait tolérée, aidée en cela par le rôle des yakuzas. Quant aux Geishas, à la base courtisanes, elles furent vite assimilées et mélangées aux prostituées (ce qui engendra la création des écoles comme celle de Gion). Les plus malheureuses et majoritaires d’entre elles, entendez par là celles n’ayant pas la chance de se trouver un mari ou amant qui l’entretient, se virent dans l’obligation de vendre leurs corps. Mais ces différents sujets ont été traités précédemment par Mizoguchi dans des films comme les Musiciens de Gion ou La vie d’Oharu, femme galante.

Ce qui diffère vraiment dans ce Rue de la Honte, c’est le fait que pour la première fois Mizoguchi ne se cache pas derrière une trame se passant dans une époque révolue, mais colle parfaitement à l’actualité japonaise. Cette grande première, et pourtant dernier film de Mizoguchi, se déroule en effet dans le Japon de 1956 alors que le parlement débat d’un projet de loi sur l’interdiction de la prostitution. Débat qui sera une des clefs de voûte du film, puisque à plusieurs moments le spectateur verra et entendra des discussions animées sur ce sujet qui passionne le Japon tout entier. C’est donc en plein débat de société que Mizoguchi tourne ce qui sera son dernier film, et un large succès public au Japon. Le film débute par un plan large du quartier des plaisirs, suivi d’un zoom vers une maison en particulier, nommée Dreamland, dont on ne ressortira plus, à quelques exceptions près, avant la fin du film. Mizoguchi s’attarde donc sur la vie d’un groupe de prostituées, toutes différentes les unes de autres dans leur comportement et leurs motivations. Grâce à une approche intimiste et surtout réaliste, le film devient une véritable plongée quasi documentaire dans un monde à l’aube d’un changement profond. Que penser justement du couple de propriétaire de la maison de passe : leur comportement n’est pas foncièrement mauvais, ils aiment et protègent leurs  » biens « , paient leurs impôts comme tout le monde, et pourtant la future loi va les mettre à la rue. Cette loi, cœur des discussions, est âprement commentée tout le long du film, et sur ce sujet aussi les différences entre les prostituées se font ressentir. Alors que certaines y voient la pauvreté, d’autres se disent que le travail restera possible mais qu’il sera juste clandestin. Et c’est bien là que tout le génie de Mizoguchi se fait ressentir.

Comme à son habitude, il ne porte aucun jugement de valeur, ne choisit aucun camp au détriment de l’autre. Pour lui la prostitution est ce qu’elle est, et il ne fait qu’en montrer la véritable identité dans ses défauts mais aussi dans les avantages qu’elle apporte. Et c’est la galerie de prostituées qui reflète les différentes facettes du métier. On retrouve donc Yasumi, qui profite de sa beauté pour charmer et soutirer un maximum d’argent aux hommes, Hanae qui travaille pour gagner de quoi nourrir son enfant et son mari au chômage, Yorie qui cherche absolument un mari, Yumeko qui envoie tout son argent à un fils qu’elle ne voit jamais, et bien sûr Mickey qui, elle, travaille par envie de faire ce métier qui lui apporte rapidement les futilités dont elle rêve. Chacune a donc ses propres raisons d’être prostituée, avec en seul lien commun l’argent. Ce lien terrible qui retenait les femmes dans leur métier tant qu’elles ne pouvaient rembourser leurs dettes auprès de la Mama San, mais aussi cet argent indispensable à la survie. Ce problème de l’argent est ici traité de façon moins violente que dans un film comme Les Musiciens de Gion, mais le résultat en est encore plus accru. L’univers de La Rue de la Honte est un univers désespéré, d’où n’émane aucune réelle porte de sortie comme le prouve l’histoire de Yorie et, surtout, la toute dernière scène du film qui se révèle d’une violence inouïe.

D’ailleurs, Mizoguchi, en évitant de prendre parti et en gardant un regard neutre documentaire, réussit à faire ressentir la violence des sentiments de ces femmes. Leur destin, quel qu’il soit, ne peut laisser insensible même si bien sur la fin de l’histoire est inéluctable car la loi va être votée. Qu’adviendra-t-il de ces femmes ? Mizoguchi ne le montre pas, mais le suggère tout au long du film au travers des répliques et comportements. La Rue de la Honte n’est finalement qu’une tranche de vie, à un moment crucial de l’histoire du Japon, rien de plus. Mais une tranche de vie croquée avec talent et réalisme par un Mizoguchi au sommet de son art narratif, et porté par des actrices inoubliables comme Machiko Kyo dans un de ses meilleurs rôles, Ayako Wakao encore tout jeune, ou bien encore la trop rare Michiyo Kogure. Un casting parfait pour un film qui ne l’est pas moins. Il est à noter que Mizoguchi abandonna la couleur de ses deux précédents métrages pour revenir au noir et blanc qu’il maîtrisait bien mieux et dont les nuances apportent le réalisme nécessaire au film.

LES PLUS LES MOINS
♥ L’approche intimiste et réaliste
♥ La galerie de personnages
♥ Les thématiques abordées
⊗ …
Film sombre, presque pessimiste, La Rue de la Honte est l’ultime hommage du regard de Mizoguchi à un monde sur le point de disparaître. En effet le réalisateur mourra trois mois après la sortie de ce film, laissant derrière lui une œuvre au rayonnement universel.



Titre : La Rue de la Honte / Street of Shame / 赤線地帯
Année : 1956
Durée : 1h22
Origine : Japon
Genre : Vie de prostituée
Réalisateur : Kenji Mizoguchi
Scénario : Masashige Narusawa

Acteurs : Machiko Kyô, Aiko Mimasu, Ayako Wakao, Michiyo Mogure, Kumeko Urabe, Yasuko Kawakami, Hiroko Machida, Eitarô Shindo, Sadako Sawamura

 La rue de la honte (1956) on IMDb


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Auteur : yume

Un bon film doit comporter : sailor fuku, frange, grosses joues, tentacules, latex, culotte humide, et dépression. A partir de là, il n'hésite pas à mettre un 10/10. Membre fondateurs de deux clubs majeurs de la blogosphere fandom cinema asitique : « Le cinema coréen c’est nul » World Wide Association Corp (loi 1901) et le CADY (Club Anti Donnie Yen).
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