[Film] Gate of Flesh, de Hideo Gosha (1988)


Les prostituées du ghetto brûlé de Tokyo, dans le Japon de l’après-Seconde Guerre mondiale, vendent leur chair et gardent un tiers de leur argent pour un projet de centre de danse qui s’appellera Paradise. Les prostituées vivent dans un immeuble bombardé, mais elles acceptent leur situation précaire avec la détermination qui les caractérise.


Avis de Cherycok :
Le roman Gate of Flesh de Taijirō Tamura, publié en 1947, a été plusieurs fois adapté au cinéma et/ou la télévision, et ce dès 1948 avec le film Gate of Flesh de Masahiro Makino et Masafusa Ozaki. Vient ensuite peut-être la version la plus connue de toutes, celle réalisée en 1964 par Seijun Suzuki et sortie chez nous sous le titre La Barrière de la Chair. En 1977, c’est Shogoro Nishimura qui propose sa version du roman, et, plus proche de nous, en 2008, c’est au tour de Tatsuzo Inohara de proposer une adaptation télévisuelle. La dernière version, sortie en 1988, est celle qui nous intéresse aujourd’hui puisqu’elle sera disponible en version remasterisée blu-ray dès la fin de ce mois de juin 2025 chez l’éditeur anglais 88 films, première édition à être distribuée en dehors du Japon. Cette adaptation de Hideo Gosha (Goyokin, Violent Streets) apporte un regard neuf et donne lieu à un drame puissant et captivant sur ce groupe de prostituées qui tentent de survivre dans ce japon d’après-guerre. Une œuvre plus réaliste et psychologique que la version de Suzuki, tout aussi réussie mais bien plus stylisée.

Après ses films de yakuzas dans les années 70, Hideo Gosha axe son cinéma des années 80 sur la figure de la femme, et plus particulièrement de la prostituée avec des films tels que La Proie de l’homme (1985) ou Tokyo Bordello (1987). Avec sa version de Gate of Flesh, il dresse le portait d’un groupe de prostituées, chacune avec un passif différent, des femmes brisées mais combattantes, liées par un pacte de survie (leur sang est mélangé dans de l’eau et elles doivent toutes en boire une gorgée), et un code moral strict. Les règles sont simples, pas de relations sexuelles non rémunérées, pas d’amour gratuit, le but étant que la cohésion du groupe soit préservée et que le collectif reste soudé. Malheureusement, l’arrivée d’un homme blessé, un ancien soldat, va perturber l’équilibre du groupe et mettre leur solidarité à l’épreuve, chacune des femmes commençant à développer des sentiments pour lui, être tenté par le désir charnel gratuit, alors que leur code d’honneur l’interdit, révélant l’hypocrisie latente qui rôdait dans leur petite communauté. Tel le détonateur de la bombe coincée dans leur bâtiment en ruine, le personnage masculin d’Ibuki sera l’élément déclencheur de l’arrivée du désir, de la jalousie, des contradictions et de la culpabilité dans le groupe. Hideo Gosha propose clairement une réflexion sur la condition féminine de cette époque, avec des femmes qui n’ont plus que leur corps pour assurer leur survie, la seule ressource qui leur reste dans une société en ruines qui doit se reconstruire après la guerre. Les ruines d’une ville, mais aussi les ruines d’une société patriarcale avec ces femmes qui, quelque part, deviennent les fers de lance d’un nouvel ordre en imposant une forme de féminisme, certes fragile, mais bel et bien là. Ce Tokyo en ruines que le film nous présente n’est pas qu’un simple décor, c’est possiblement aussi une métaphore de cet ordre social détruit et des valeurs qui se sont effondrées.

La mise en scène de Gate of Flesh est empreinte de réalisme jusque dans ses personnages. Cette version de Hideo Gosha, à priori plus fidèle au roman original, est bien plus sobre que celle de Seijun Suzuki qui versait souvent dans le pop art presque baroque. Ici, on est plus dans le mélodrame avec un accent qui est particulièrement mis sur les relations humaines, sur les dilemmes que rencontrent les personnages, et le réalisateur arrive à capturer l’atmosphère oppressante de l’époque, aussi bien avec son travail sur les décors que sur l’ambiance relativement rude et triste qui se dégage du film. Le Tokyo du film est désolé, misérable, constamment filmé avec une lumière froide (là ou Suzuki y allait à fond dans les couleurs vives) avec un Gosha qui fait parfois durer ses plans, préférant mettre en place une certaine lenteur dans son récit, et ne pas verser dans le sensationnalisme, afin de garder une tension constante. Certes, l’ensemble pourra paraitre un peu classique, voire un peu moins facile d’accès, mais le côté austère et rugueux rend ce Gate of Flesh bien plus dense et bien plus puissant sur le plan émotionnel car Gosha sait parfaitement gérer la charge émotionnelle qui se dégage du scénario, de ses personnages, de ses décors. Il parvient sans problème à retranscrire cette résilience des protagonistes qui devient peu à peu un acte de rébellion et une lutte pour l’autonomie de leur petite communauté. Même la façon dont il filme les corps dénudés de ses actrices, avec peu voire aucun érotisme, va dans ce sens, tout comme ce rêve illusoire qu’ont les personnages qui n’est et ne restera qu’un mythe inatteignable. Malgré l’aspect léger de certaines scènes du premier acte, il n’y a rien de joyeux dans l’histoire et l’ensemble se fait même fataliste. Le réalisateur n’idéalise jamais ses personnages féminins qui sont certes dignes, mais pas exempt de défauts, voire parfois cruelles, toutes malgré tout dans la souffrance. Il est clair qu’on ne ressort pas de Gate of Flesh en se disant qu’on s’est amusé pendant 2h. Mais il est clair que Hideo Gosha a réalisé ici une œuvre puissante dont on sort, mine de rien, assez marqué de ce chaos viscéral d’après-guerre que le réalisateur nous a présenté. Difficile de comprendre pourquoi ce film n’a jamais quitté les frontières du Japon auparavant.

LES PLUS LES MOINS
♥ Très belle photographie
♥ La mise en scène
♥ La puisse émotionnelle qui se dégage
♥ Le réalisme de l’ensemble
♥ Des thématiques bien traitées
⊗ Un côté austère qui peut rebuter
⊗ Rythme un peu lent

En adaptant à son tour le roman de Taijirō Tamura, Gate of Flesh, Hideo Gosha propose une œuvre réaliste d’une grande puissance. Bien que différent de la célèbre version de Seijun Suzuki de 1964, le film de Gosha marque vraiment les esprits.


GATE OF FLESH sort le 23/06/2025 chez l’éditeur anglais 88 Films en Blu-ray au prix de 18.95. Il est disponible à l’achat ici : 88-films.myshopify.com

En plus du film, on y trouve : Commentaire audio de Ambert T. et Jasper Sharp, Présentation par Earl Jackson, Interview exclusive avec l’artistee tatoueur de la Toei Seiji Mouri, Galerie d’images, Bandes annonces, Livret.



Titre : Gate of Flesh / Carmen 45 / 肉体之门
Année : 1988
Durée : 1h59
Origine : Japon
Genre : Prostituées dans un Tokyo ravagé
Réalisateur : Hideo Gosha
Scénario : Kazuo Kasahara, Taijirô Tamura

Acteurs : Rino Katase, Yûko Natori, Jinpachi Nezu, Miyuki Kanô, Kazuyo Matsui, Senri Yamazaki, Tsunehiko Watase, Shinsuke Ashida, Naomi Hase, Yoshimi Ashikawa


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Auteur : Cherycok

Webmaster et homme à tout faire de DarkSideReviews. Fan de cinéma de manière générale, n'ayant que peu d'atomes crochus avec tous ces blockbusters ricains qui inondent les écrans, préférant se pencher sur le ciné US indé et le cinéma mondial. Aime parfois se détendre devant un bon gros nanar WTF ou un film de zombie parce que souvent, ça repose le cerveau.
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